Comment se construire en temps de guerre ? Sans amour ni cadre éducatif, quel apprentissage pour des enfants abandonnés à eux-mêmes, plongés dans un monde dominé par la violence, la loi du plus fort, la haine de l’autre ? Le réalisateur hongrois Janos Szasz, en adoptant le point de vue des enfants, nous interroge, en effet, sur le rôle de l’éducation, des principes et de la morale à un moment de l’Histoire où les adultes réduisent en miettes les valeurs fondatrices de leur société et enfantent des petits « monstres », qui appliquent de façon radicale les « préceptes » ainsi fécondés.
Les nazis ont envahi la Hongrie et la bataille fait rage dans les grandes villes. Pour protéger ses jumeaux de 13 ans, une femme conduit ses enfants chez leur grand-mère à la campagne. Pour survivre dans ce milieu hostile (tout le contraire d’un havre de paix), les deux frères se fabriquent leur propre système de valeurs et consignent, quotidiennement, froidement, les « enseignements » terribles de leur rude existence dans « le grand cahier ». A travers cette adaptation libre du roman éponyme de l’écrivaine hongroise Agota Kristof, le cinéaste Janos Szasz nous livre une fable froide et tragique quant aux conséquences dévastatrices du totalitarisme sur de jeunes êtres en formation. Cette évocation du nazisme n’est pas sans rappeler le propos du cinéaste Michael Haneke et ses enfants maléfiques du « ruban blanc » ; mais ici la barbarie stalinienne se profile aussi avec l’arrivée des soldats massacreurs et violeurs de l’armée rouge à la fin de la guerre.
Eloignés de la ville et de son confort, privés du cocon parental, livrés au sadisme d’une grand-mère qui ne les a pas vus grandir, confrontés à la faim, au froid, aux travaux pénibles de la vie à la campagne, les jumeaux citadins manifestent de stupéfiantes capacités d’adaptation. Avec la Bible comme unique guide de lecture et le grand cahier comme support d’écriture, ils endurcissent leur corps à la douleur physique et leur esprit à toute expression des sentiments. Autour de la maison, la forêt inquiétante, peuplée de déserteurs, de fuyards ou d’officiers allemands au charme vénéneux. Non loin, le village dévasté par la guerre où l’on peut soutirer de l’argent au curé, prendre un bain avec sa servante, dépouiller un militaire mort et voir passer un cortège d’enfants, de femmes et de vieillards encadrés par des soldats qui les emmènent vers une destination inconnue. Et, de plus en plus souvent, sur fond d’alertes à la bombe. Dans de pareilles circonstances, les deux garçons, visage impassible et corps aguerri, déploient des trésors d’ingéniosité pour trouver de l’argent, des vêtements, de la nourriture, et réguler par la ruse, la force, leurs relations avec les autres en fonction de leur intérêt propre jusqu’à donner la mort, « tuer père et mère ».
Fidélité à l’esprit du récit d’Agota Kristof
En l’absence de modèles parentaux, de scolarisation et de socialisation, devant le délitement des cadres institutionnels (Etat, Armée, Eglise…), « Le grand cahier » accompagne la vie quotidienne d’enfants qui décident de leur auto-éducation et fabriquent leur existence au-delà des règles et de toute morale. Sécheresse du constat, âpreté des expériences, lucidité du regard : les jeunes « héros » du film ressemblent bien aux deux narrateurs du roman d’Agota Kristof. Son écriture, tardive et en langue française, s’est nourrie de l’expérience du stalinisme et du totalitarisme : née en Hongrie, elle a quitté son pays, sa famille et…sa langue maternelle au moment de la répression de l’insurrection hongroise dans les années 60 pour se réfugier à Neufchâtel en Suisse romande et choisir d’apprendre le français. Il lui faudra plusieurs essais d’écriture dans cette langue (théâtre, pièces radiophoniques…) avant la publication (et la reconnaissance mondiale) du « Grand cahier », un livre tendu par « l’écriture objective » et la nécessité de « s’en tenir à ce qu’on voit, à ce qu’on entend ». En transposant l’œuvre littéraire à l’écran, Janos Szasz manifeste la même exigence : « le plus dur a été de rester simple, très simple, de trouver un langage filmique juste, de ne pas trop mettre en scène ».
Adaptation, transformation, incarnation
Le cinéaste a l’immense privilège de rencontrer la romancière avant sa mort (survenue en 2011). Ils travaillent ensemble sur l’adaptation et la transposition de l’histoire en Hongrie, pendant la Seconde Guerre mondiale alors que dans le livre ni le lieu ni la guerre ne sont nommés. Fort de cette impulsion initiale dont le film garde la trace, le réalisateur s’attache à condenser le récit sur les événements les plus marquants dans la vie des enfants. Il décide surtout de ne pas montrer à l’écran certaines scènes ouvertement sexuelles ou explicitement violentes. Ce refus de l’illustration allié à la parole crue des narrateurs enfantins décuple l’impression d’horreur alors que le spectacle souffre parfois de certains excès caricaturaux : obésité et saleté repoussante de la grand-mère en ogresse « dévoreuse » d’enfants, concupiscence ostentatoire du prêtre ou raffinement malsain de l’officier nazi…. Autre boursouflure regrettable : la musique d’accompagnement, lyrique, emphatique vient parfois surligner des moments dramatiques. La plupart du temps, la mise en scène, à juste titre minimaliste, laisse cependant les jumeaux envahir l’écran, plein cadre. Issus d’un petit village de Hongrie, ces garçons, vrais jumeaux dans la vie, connaissent la pauvreté et la dureté du travail fait partie de leur quotidien. Sur le tournage, « il n’y avait rien à leur expliquer. Ils le savaient bien mieux que moi », affirme le cinéaste. Tous deux interprètent en tout cas leurs personnages de meurtriers orphelins avec une force d’incarnation qui fait froid dans le dos. Le film donne, en effet, corps à travers eux à un sacré questionnement sur le devenir d’une humanité aux prises avec la négation de l’autre et l’enfermement identitaire.
Samra Bonvoisin
« Le grand cahier », film de Janos Szasz, sortie le 19 mars
Oscar 2014 du meilleur film étranger
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