Etudier « Zadig » en 2013, à quoi ça sert ? Question brutale, qu’on peut aussi envisager ainsi : si Voltaire vivait en 2013, quelle serait sa révolte et comment l’exprimerait-il ? Professeure de français au lycée Blaringhem de Béthune, Annick Judas a mené autour de ces questions une vivante séquence en seconde : les élèves sont invités à confronter l’action de Voltaire dans l’affaire Calas et les prises de position d’un avocat actuel sur la prison et la récidive, à découvrir le fonctionnement des médias d’aujourd’hui (oraux, écrits, numériques), à mener leur propre campagne pour la défense des Droits de l’Homme. Le va-et-vient entre le passé et le présent se fait ici pleinement pédagogique : il (re)donne actualité et vitalité à un écrivain des Lumières, participe à la nécessaire éducation aux médias et à la citoyenneté, stimule les apprentissages en leur donnant du sens.
Le travail a permis de relier l’engagement de Voltaire au 18ème siècle et celui d’intellectuels contemporains : pourquoi ce choix de relier le passé et le présent ? quelles ressemblances et différences les élèves ont-ils ainsi dégagées ?
En choisissant de relier l’action de Voltaire dans l’affaire Calas et l’engagement d’avocats contemporains sur la peine de prison et les conditions d’emprisonnement, je voulais que les élèves prennent conscience, à travers des exemples concrets, que les principes des Lumières nous éclairent encore aujourd’hui, et que les combats que les philosophes du XVIIIème siècle ont initiés sont encore à poursuivre. Les élèves ont pu constater que les mêmes principes motivaient ces intellectuels : qu’il s’agisse de défendre la tolérance religieuse, la justice ou le respect de la dignité humaine, il est question de l’engagement en faveur des droits de l’homme. Si les actions et les réflexions des hommes du XVIIIème siècle ont conduit à la Déclaration des droits de l’homme de 1789, puis à la Déclaration Universelle de 1948, ces droits sont encore à promouvoir et à développer.
Les élèves ont pu comparer les moyens d’action du passé et du présent. Le parcours rapide de quelques-unes des nombreuses lettres écrites par Voltaire au moment de l’affaire Calas, (accessibles en ligne), l’observation des noms des destinataires, des dates d’envoi, ont permis à la classe de constater que Voltaire (« blogueur avant l’heure ») a mis à contribution tout son réseau social pour faire réagir tous les gens qu’il pouvait toucher. Le célèbre « Criez et que l’on crie » exprime bien sa volonté de mobiliser ce qui commence à constituer une opinion publique. Il s’adresse aussi à un public plus large par des publications (dont le Traité sur la tolérance), et en favorisant la diffusion d’estampes représentant les adieux de Calas à sa famille. Les élèves ont pu retrouver la même volonté d’alerter l’opinion chez les intellectuels d’aujourd’hui, qui s’expriment avec tous les moyens actuels pour s’adresser d’une part aux membres de leur communauté professionnelle, dans la presse spécialisée, des blogs ou des sites de réseaux sociaux, d’autre part au grand public, par la presse, la radio, la télévision.
La séquence se donnait aussi pour but l’éducation aux médias : quels étaient plus particulièrement vos objectifs en la matière ? pouvez-vous raconter un exemple d’activité menée avec les élèves ?
En ce qui concerne l’éducation aux médias, je voulais attirer l’attention des élèves sur l’évolution des médias, encore peu développés à l’époque de Voltaire, et en pleine transformation aujourd’hui avec les nouveaux médias numériques.
La première activité menée avec les élèves a consisté en une recherche à partir de documents fournis et sur Internet, sous forme de réponses à un questionnaire. Le groupe qui a travaillé sur la prison disposait de deux articles de Pierre-Olivier Sur, l’un paru dans le journal Libération sous le titre « Oui, la prison peut devenir l’exception », l’autre publié dans Les Annonces de la Seine, un journal spécialisé dans le droit, et intitulé « Prison : ce qui doit changer ». Il s’agissait de publications papier, mais numérisées. Après des questions sur le sens, le questionnaire portait sur les moyens et supports utilisés. L’objectif était d’obtenir de la matière pour la réflexion à mener en commun lors de la mutualisation des travaux des groupes, à la séance suivante.
« Cherchez l’article de Libération sur Internet. Sur combien de sites le retrouvez-vous ? Notez 2 adresses de sites qui vous semblent importants. Que peut-on en conclure à propos de l’information sur Internet ? »
Cela permet de faire des constats mais oblige aussi les élèves à se poser aussi la question : comment distinguer ce qui est important, sur quels critères va-t-on choisir ?
On constate donc lors de la mutualisation qu’on peut retrouver la même information sur un grand nombre de sites, elle est dupliquée. Le web sert de « caisse de résonance » en reprenant l’information, en la rediffusant, en la commentant.
Cependant les sites sont de natures différentes : sites de grands médias d’information (journaux), sites ou blogs personnels, portails d’actualités, de curation (type scoop it ou Netvibes), sites politiques, sites de propagande. Ils peuvent aussi différer en ce qui concerne la fiabilité, ce qui incite à la prudence.
On peut en conclure, ce qui est nouveau dans l’information aujourd’hui, la diversité des statuts de ceux qui prennent la parole (pas seulement des journalistes mais aussi des citoyens). La diffusion de l’information n’est plus seulement verticale (du haut vers le bas, d’un petit nombre vers le grand public), elle se fait aussi de manière horizontale, entre pairs. L’opinion publique joue un rôle actif aussi dans la rediffusion de l’information : c’est l’occasion de parler du pouvoir de recommandation des réseaux sociaux puisque sur une page Facebook par exemple on redirige ses « amis » et lecteurs vers des sujets qu’on a « aimés ».
On observe cependant la faible part d’information originale par rapport à l’information rediffusée. Au-delà des effets de masse, les intellectuels, les penseurs qui prennent des initiatives ont encore un rôle à jouer aujourd’hui.
D’autre part, l’article « Prison : ce qui doit changer » publié dans Les Annonces de la Seine donnait lieu à une question qui invitait à une réflexion sur la diversité des moyens d’expression et des supports : « Ce texte reprend l’intervention de Pierre-Olivier Sur dans un débat organisé par l’Institut Montaigne (une association qui est un groupe de réflexion). Quelles traces trouve-t-on de ce débat sur Internet ? » Un débat oral lors d’un séminaire trouve écho dans un article de presse publié à la fois sur papier et sur Internet, et il est diffusé sous formes d’extraits vidéos sur Dailymotion, auquel renvoient à la fois le site de l’Institut Montaigne et le blog de Pierre-Olivier Sur. Cela attire l’attention sur la convergence des médias : les entreprises (ou associations) médiatiques ne se contentent pas d’un seul support mais disposent de supports divers qui se référencent mutuellement : on le vérifie en prenant l’exemple du journal Libération, qui dispose aussi d’un site, d’une page Facebook, d’un compte Twitter, d’une chaîne Dailymotion…
Les élèves ont été invités à se faire « Voltaire d’aujourd’hui » pour mener « une campagne contre une atteinte aux droits de l’homme qui vous indigne » : quel travail spécifique a été mené avec eux pour que leurs productions soient de qualité ? quels ont été les choix les plus intéressants des élèves, dans les thèmes retenus et/ou les supports choisis ?
La préparation du travail des élèves a porté sur deux éléments : d’une part une réflexion sur le choix du média dans le cadre d’une campagne médiatique (quel support pour toucher quel public ?), d’autre part sur la langue (Quel langage selon le support choisi ? Quels procédés d’écriture ?). Nous avons comparé à l’article de Pierre-Olivier Sur, « Oui, la prison peut devenir l’exception », sa prestation dans une émission radiophonique sur France-Inter, « A la barre, justice » : les arguments sont les mêmes, mais chaque support a ses spécificités. Nous avons observé les procédés oratoires dans des discours, et en particulier l’expression de l’indignation et l’appel au pathétique dans le discours de Victor Hugo sur les caves de Lille en 1851, et dans une intervention radiophonique de Patrice Spinozi, avocat de l’Observatoire International des Prisons, pour dénoncer les conditions de vie indignes des détenus en 2012.
Pour les productions, qui étaient à faire à la maison, les élèves ont travaillé par petits groupes, et pouvaient au sein de chaque groupe utiliser les mêmes arguments, en adaptant la formulation ou la présentation au support choisi. Dans cette classe constituée d’une grande majorité de filles, le thème qui est revenu le plus souvent a été celui de l’inégalité entre les hommes et les femmes, qui visiblement les indigne ; certains ont dénoncé la maltraitance des enfants, ou la peine de mort qui est encore appliquée dans bon nombre de pays ; mais plusieurs groupes ont défendu le droit au mariage pour tous, ce à quoi je ne m’attendais pas, avec des arguments pertinents et beaucoup de conviction. Les supports ont été très variés : des articles de presse, des tracts, une affiche, des blogs, des pages Facebook, un montage vidéo, une émission radiophonique très réussie sous forme d’interview.
Quel bilan tirez-vous de l’expérience ?
Les élèves se sont bien impliqués dans cette activité. Ils ont apprécié de travailler sur des documents contemporains car ils ont souvent l’impression que les textes qu’on leur fait étudier ne les concernent pas, n’ont rien à voir avec leur présent. Pour les productions, la liberté de choix du support leur a plu. Ils ont bien travaillé leur argumentation, et pour la plupart ont adapté leur expression au support choisi. Mais peu de groupes ont réellement travaillé en commun : les « campagnes » consistent plutôt en une juxtaposition de travaux individuels, et le choix du support n’est pas réellement réfléchi.
Si c’était à refaire ? …
Je chercherais un autre exemple d’engagement contemporain, pour rester en phase avec l’actualité ; la réflexion sur la peine de prison était en lien avec la consultation organisée cette année par le ministère de la Justice sur les moyens de prévenir la récidive après une peine de prison. Pour la mise en œuvre, j’aimerais axer davantage sur le travail collaboratif, dont les élèves n’ont pas encore l’habitude : ils se partagent le travail sans suffisamment travailler ensemble dans un groupe. D’un point de vue pratique, ce travail collaboratif serait facilité si nous disposions d’un ENT dans notre établissement. Il faudrait aussi, avant de lancer les élèves dans la production, les faire réfléchir sur la notion de campagne. Mais cela implique de passer plus de temps, ce qui était difficile dans le cadre de la séquence. Ce pourrait être une activité à développer dans l’enseignement d’exploration Littérature et société.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut