Samedi 14 janvier, Jean-Yves Rochex, Jean-Louis Dufays et Yves Reuter étaient invités par l’AFEF, association française des enseignants de français, à « dépasser les prises de position simplistes » et à « observer les effets de l’enseignement du socle sur les élèves ». Un exercice décapant.
« Dépasser les prises de positions simplistes, pour ou contre, mais observer les effets de l’enseignement du socle sur les élèves dans notre discipline » propose en ouverture Max Bulten, animant la table-ronde au nom de l’AFEF (Association Française des Enseignants de Français). Quelle culture commune ? Quelle liaison entre connaissance, capacité et attitude ? Quel bagage scolaire pour permettre de s’intégrer socialement et scolairement ? Le rôle de l’évaluation ne l’emporte-t-il pas désormais sur l’apprentissage, sur la modification des curriculum ou des pratiques ? Le pilier 1 est-il le « socle du socle » ? Quel accompagnement nécessaire en formation ? Base pleine de promesses ou plafond conduisant à limiter les ambitions de l’école publique, c’est autour de ces questions que sont réunis trois universitaires dont les points de vue sont tout à fait contrastés…
Jean-Yves ROCHEX (Université Paris 8) : « faute de définir les notions, on laisse les enseignants de terrain arbitrer seuls entre des dilemmes insupportables, sans instruments. »
Pour J.-Y. Rochex, on assiste à un changement de mode de régulation des politiques éducatives, passant d’un modèle bureaucratico-professionnel à un « quasi-marché ». Le modèle ancien, qui prescrivait les mêmes normes éducatives et un traitement égal de chaque élève, a été confronté à une double critique : ceux qui lui reprochait de ne pas tenir des promesses, et ceux qui le trouvait au contraire trop égalitaire… Au contraire, le quasi-marché instaure le « choix » et l’individualisation des réponses éducatives, avec une inflation des évaluations, des enquêtes, des comparaisons, des réthoriques gestionnaires qui fusionnent l’administratif et le pédagogique. La thématique de l’équité supplante celle de la lutte contre les inégalités, le « minimum d’acquisition pour tous » devient l’objet des discussions internationales de définition des « compétences clés pour une vie réussie et une sociéte fonctionnant bien ». Même les tenants du collège unique pensent que c’est la garantie de son avenir.
Se greffe à cette approche par le « minimum » l’irruption des compétences, la modernisation de l’école par « l’adaptation » à la « diversités » des « talents », des « aptitudes », de la « pluralité des excellences »
« De quoi se soutient théoriquement cette affaire-là ? » poursuit l’orateur. L’approche par compétences, par un lien jamais explicité avec les minimum, se nourrit d’une critique des curriculum disciplinaires considérés comme articifiels, démesurés, sans même examiner les curriculum réellement enseignés, leurs modes d’apprentissage dans les différents contextes sociaux. Comme le dit Crahay qualifiant les compétences de « caverne d’Ali-Baba conceptuel », les textes successifs mélangent à loisir les termes sans en définir une acception stabilisée, et le rapport entre connaissance, compétences et attitudes n’est jamais théoriquement défini. « Ne tombe-t-on pas parfois dans le registre de la contenance morale et comportementale plutôt que dans les missions de l’Ecole ? » interroge Rochex. En 1987, Forquin écrivait qu’on établissait une disjonction beaucoup trop forte entre les savoirs savants et les savoirs de la vie, par des compétences tellement générales qu’elle ne sont plus d’aucune utilité pour le pédagogue… « Résoudre des problèmes géométriques » fait partie de la compétence 3 du palier 1 du socle, « résoudre des problèmes de construction » fait partie du palier 2. A ce niveau de généralité, évaluer par « acquis » ou « non acquis » devient impossible pour l’enseignant, et la compétence devient, comme jadis l’intelligence de Binet, ce qui est mesuré par le test…
On risque donc un déplacement du centre de l’activité de l’enseignant, avec un « teaching to the test » destiné à entrainer l’évaluation et un pilotage par les résultats, dont on sait que dans les pays anglo-saxons il amène a renforcer les tâches morcelées, à réduire les curriculums, à renforcer la tension entre programmes et socle, avec un dualisation des objectifs affichés : brevet pour les uns, Socle pour les autres ? « Sur le terrain, on laisse les enseignants se débrouiller avec cette double injonction. Au prétexte de ne pas être prescriptif, on dissout la norme scolaire. Comme on ne sait pas faire au ministère, on pense que chacun va inventer la réussite un niveau local. Par quelle magie ? Quand on laisse les gens de dépêtrer seuls, les confrontations d’habitus sociaux l’emportent. Innovation n’est pas le synonyme de démocratisation »
Jean-Louis DUFAYS (Université catholique de Louvain) : « enseigner la lecture et la littérature, une affaire de compétences ? »
Dans le « décret mission » de l’enseignement belge francophone, la compétence est l’aptitude complexe à mettre en oeuvre des savoirs, des savoirs-faire, des attitudes, dans des situations pédagogiques variées, évaluées par les productions d’élèves, en valorisant l’interdisciplinarité, le travail en équipe. Mais deux conceptions opposés en découlent, qui s’entremêlent : les compétences sont atomisées en items évaluables par des usines à cases, même si les programmes officiels valorisent les capacités à gérer des tâches complexes…
Concernant, par exemple, la lecture littéraire, J.-L. Dufays défend l’idée que dans toute lecture, on assiste à un va-et-vient entre lecture ordinaire et lecture plus lettrée. Enseigner la lecture littéraire, c’est susciter plusieurs postures : distanciation critique, repérage des polysémies, avec des des enjeux didactiques forts. Mais quand les compétences des programmes disent « présenter aux autres un avis argumenté sur un récit » ou « porter une appréciation personnelle sur un texte », ils demandent aux enseignants de favoriser des compétences de synthèse, de recherche documentaire, d’argumentation, d’exposés oraux, réorientant fortement le contenu du cours de français en faveur d’activités actionnelles.
Or, pour JL. Defays, si ces aspects sont pédagogiquement intéressants, cela suffit-il pour atteindre les objectifs didactiques ? La logique des compétences semble surtout favoriser les élèves qui ont déjà un « entrainement socio-culturel » à incorporer le complexe, et à défavoriser ceux qu’angoisse le fait de faire une recherche, d’entrer dans une tâche complexe faute de maîtriser les savoirs requis pour pouvoir réussir. Certes, « synthétiser » est une compétence. Mais pour Dufays, les savoirs, les références culturelles, les habitudes scolaires qui favorisent la familiarité, le travail méta-cognitif sur les oeuvres n’ont pas besoin de la logique des compétences pour amener progressivement les élèves s’approprier le fait littéraire…
Entre les tâches fermées et les tâches ouvertes, il appelle à alterner les situations, entre celles où l’élève pourra être cadré, guidé, sécurisé, et celles où il devra explorer des situations inconnues « N’oublions pas que toutes ces nouvelles situations demandent beaucoup plus de travail aux élèves comme aux enseignants » conclut-il en assumant une position « dialectique » sur les compétences. « Penser la réforme des compétences sans refondre la progression curriculaire, ce n’est que se focaliser sur une partie du problème« … Il cite Bernard Rey pour finir : « les compétences transversales ont été une mode, mais une compétence s’appuie sur des savoirs disciplinaires mobilisés ».
Yves REUTER (Université Lille 3, « Théodile ») : des compétences en écriture ?
Auteur en 1996 de Enseigner et apprendre à écrire. Construire une didactique de l’écriture, Yves Reuter entend défendre une position spécifique, issue de la didactique du français. « Je cherche d’abord à comprendre l’intérêt et les limites de chaque modèle théorique dans l’enseignement, pas à prescrire ». Il revient, avec du recul, sur son propre travail qui introduisait à l’époque la « compétence scripturale » dans un réseau de plusieurs notions : la « performance », c’est ce qu’on peut observer de la production écrite, dans certaines classes de situation, et le « performé », c’est le produit écrit lui-même, en ce qu’il permet d’être la « partie visible » de ce qui se passe dans la tête d’un élève qui écrit. La « compétence scripturale », elle, n’est pas observable, elle reste spéculative. « En quelque sorte, c’est ce qu’on estime nécessaire pour accomplir une performance. C’est aussi ce que l’enseignant, ou le chercheur, reconstruit en observant les productions des élèves ». C’est ce que les didacticiens estiment être de leur ressort pour comprendre et faire progresser les élèves dans l’écriture. C’est une construction, une découpe arbitraire.
La « compétence scripturale » est donc par définition partielle, incomplète, en tension entre différents systèmes (le système graphique, la culture, le sujet…). « D’où l’idée que j’avais eue à l’époque, maladroitement sans doute, que c’était lié avec certaines « compétences générales » du sujet, ne serait-ce que pour mieux comprendre à quel moment de la scolarité il était préférable d’introduire certaines notions ou apprentissages dans l’enseignement. C’était sans doute pour moi à l’époque le moyen de lutter contre certains volontés hégémoniques dans les sciences de l’éducation… ».
L’écriture est une pratique sociale. Pour Y. Reuter, elle n’est pas la transcription d’une pensée préétablie, comme certains le croient, mais la construction, la formalisation en acte de ce qui est « à dire ». Encore faut-il préciser les articulations nécessaires : on peut passer trop vite de l’écriture à l’écriture « scolaire », et confondre ainsi les « difficultés d’écriture » et les « difficultés d’écriture scolaire ».
« Et le socle ? » questionne Butlen… « On peut certes faire la différence entre un projet et sa mise en oeuvre. Mais je ne vois pas dans le Socle de « nouveauté » en soi, qui renouvelle ces questions. Et l’écriture littéraire ? « Une fois de plus, tout dépend des objectifs qu’on donne à l’école et à l’enseignement ». Dans la prescription des programmes, on explicite, on découpe, on sous-découpe… Parfois au risque de laisser chacun faire les arbitrages entre ce qui doit dominer : pour certains, c’est le Socle, pour d’autres c’est les programmes… « Même si le Socle est créé par la loi et les programmes par décret, ça ne suffit pas pour sortir du dilemme«
Peut-on enseigner les compétences ? Sans doute pas, répond Reuter. « Mais l’école peut contribuer à faire apprendre, par exemple à savoir écrire, et je ne pense pas que toutes les formes scolaires le permettent à égalité. L’écriture peut s’enseigner, dans certains contextes, en travaillant à long terme, avec des pratiques adaptées. Mais tant qu’on continuera à travailler ces questions entre experts, sans jamais prendre appui sur les connaissances professionnelles des acteurs, on ira dans le mur. Les bonnes idées ne tombent pas du ciel ou de la pensée d’une élite… Même en tant que chercheurs, soyons modestes sur ce que nous savons. »