« Un vrai bonheur à voir tout cela naître »
Peut-on soutenir que l’avènement de l’ordinateur représente une mutation culturelle aussi forte que la découverte de l’imprimerie ?
Personne pour le nier. Ce qui est intéressant, après une longue période de stabilité, c’est de réexaminer comment se sont passées ces précédentes mutations. En déplier les paramètres, le vocabulaire. Manière d’appréhender la mutation au présent en ou rouvrant le dossier des mutations passées.
Flaubert se définissant comme un « homme-plume », vous définiriez-vous comme un « homme-ordinateur » ? Autrement dit, si l’ordinateur a concrètement changé votre travail d’écrivain, a-t-il aussi modifié votre écriture, ses formes ou ses enjeux ?
De mon côté, sûr que l’ordinateur est un objet que je considère comme intime (j’ai un ordinateur pour les affaires strictement professionnelles ou utilitaires, et un mini-portable pour l’écriture personnelle, le carnet, les mails, les photos). Mais l’ordi n’est pas que l’outil d’écriture, il est la lettre elle-même, ou la bibliothèque elle-même. C’est le lieu global de notre lire/écrire qui s’est installé dans le numérique, mêlant usages privés et usages socialisés. Comment, dans cet espace, inclure la vieille tâche de la littérature qui est de « mettre le langage en réflexion » ?
Beaucoup de vos livres explorent le réel, qu’il s’agisse de celui des ouvriers de Daewoo ou celui des Rolling Stones : le numérique vous aide-t-il à mener cette exploration ? n’y a-t-il pas le risque d’en parcourir uniquement une image, comme le font peut-être certains romans biographiques récents, simples montages littéraires d’informations trouvées sur la toile ?
Pour les Rolling Stones, travail mené de 1996 à 2002, il s’agissait d’une enquête hors web : il était trop maigre. Pour Daewoo, en 2004, tout est passé par le web (les entretiens du livre sont fictifs) : possibilité avec l’ordi d’entrer dans les archives des journaux locaux, des pompiers, de la CAF… La perception que nous avons du monde réel est toujours liée à nos usages de représentation, que la littérature, ou les peintres, les photographes, les philosophes, ont à tâche de déconstruire, déplacer, reconstruire. Ce qui circule sous forme numérique n’est pas une image du monde : ce sont les décisions militaires comme les échanges entre banques, des informations ultra-pointues sur des domaines très précis aussi bien que le plan de la rue d’à-côté. Appréhender la réalité qui nous entoure directement passe par appréhender le fonctionnement numérique aussi de cette réalité.
Vous montrez remarquablement combien l’effacement de l’objet-livre conduit à s’interroger sur ce qu’est fondamentalement la littérature : quelles conséquences cette révolution technique peut-elle avoir selon vous par exemple sur la classification des genres littéraires ? le statut de l’auteur ? la hiérarchie établie des œuvres ? la finalité même de la littérature ? ...
Les « genres » littéraires sont une définition aussi floue et variable que la littérature elle-même. Bossuet ou Saint-Simon n’écrivaient pas pour faire de la littérature. Madame Bovary, ou Le Rouge et le Noir, ou Le père Goriot, ne s’appelaient pas «roman » mais «mœurs » ou «études sociales ». Le mot écrivain est né au XVIIe siècle, et le statut symbolique actuel de l’auteur est une création du XIXe siècle. Quant à la notion de hiérarchie, a-t-on jamais cessé de la bousculer ? Rimbaud est publié par Verlaine en 1891 et ne regarde même pas l’ouvrage, les surréalistes en produisent en 1925 la première œuvre complète, et c’est en 1954 qu’il entre dans les manuels scolaires. Par contre, l’implication de la littérature dans son présent, au plus sensible de ces mutations, comme Rabelais parlant sans cesse du livre et de l’imprimerie, c’est un fil continu qui devrait nous rassurer pour aujourd’hui.
Brièveté, écriture de la fragmentation, espace de l’intimité, importance du texte comme forme visuelle, invitation à des lectures verticales ou tourbillonnantes plus que linéaires … : le numérique n’est-il pas littérairement un lieu plus poétique que romanesque ? de manière plus générale voyez-vous de nouveaux genres littéraires s’y inventer ?
On pourrait trouver pour tout cela des exemples dans la littérature traditionnelle. Que le web permette de réduire l’écart temporel de la publication, de ne pas sélectionner dans le fil continu d’une œuvre ce que le livre va empaqueter sous forme close, bien sûr on crée avec le numérique un sacré appel d’air frais. Alors trop tôt pour se préoccuper de mettre des étiquettes à ce qui s’invente, mais un vrai bonheur à voir tout cela naître – plus de plaisir en tout cas désormais à suivre l’invention du langage dans les blogs qu’en librairie.
« Si, dans ce que permettent les outils neufs, c’est bien la relation du lire et de l’écrire qui est bousculée, à nous de retourner l’outil sur lui-même » (255). Dans les ateliers que vous animez, vous articulez vous-même sans cesse lecture et écriture : en quoi ce lire-écrire (un nouveau verbe composé à inventer?!), caractéristique du numérique, est-il une vraie chance pour la littérature ?
Que l’apprentissage de l’écriture passe d’abord par une discipline de lecture, ce n’est pas une nouveauté arrivée avec le numérique, de ce point de vue rien de changé. Sinon que les œuvres qui nous seraient les plus essentielles pour le contemporain, de Perec à Michaux ou Sarraute et d’autres, sont sous droit et pas de possibilité de les utiliser de façon numérique, c’est un crève-cœur. Mais, où vous avez raison, avec le numérique on peut mêler le lire et l’écrire sur la même surface, dans le même cadre, et sitôt publié en ligne, possible d’intervenir en commentaire, établir un lien avec ce texte ou son auteur. Là il y a un déplacement vraiment prometteur.
Vous-même avez-vous modifié en conséquence de ces évolutions le travail que vous menez dans vos ateliers d’écriture ? Et envisagez-vous (beaucoup l’espèrent…) une suite à Tous les mots sont adultes, nourrie de vos récentes réflexions et expériences ?
J’ai publié en 2000, et proposé en 2005 une édition augmentée, de ce manuel d’atelier d’écriture. Ces deux ou trois dernières années, j’ai essayé que mes expériences d’atelier soient directement accessibles en ligne, donc pas trop envie de récrire le livre. Cette année, j’essaye une nouvelle forme : les étudiants créent dès le premier jour un blog individuel, sous WordPress, qui devient leur carnet de travail.
Question subsidiaire et curieuse : qu’est-ce que ce « projet de performance web quotidienne à échelle augmentée » que vous annoncez sur votre site ?….
Une contrainte d’écriture quotidienne sur web, en 2005-2006, que j’ai rassemblée ensuite dans « Tumulte », a profondément chamboulé mon rapport à l’écriture et au fantastique. On ne peut pas tenir ces expériences de façon continue, en tout cas pas moi. Là, pour 2012, envie de m’y risquer à nouveau, il y a déjà quelques indices via Twitter.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le site de François Bon autour de la littérature :
http://www.tierslivre.net/
Les ateliers d’écriture :
http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?rubrique12#pagination_page