En relation avec la Maison de la Poésie de Rennes, vous êtes conseillère-relais pédagogique pour l’Académie : qu’est-ce qu’une « maison de la poésie » ? quelle est personnellement votre mission ?
La Maison de la poésie de Rennes exerce depuis 2004 une mission de diffusion de la poésie contemporaine auprès de tous les publics. Elle n’est pas la seule en France et dans le monde francophone, loin s’en faut ! On peut citer par exemple celle de Marseille qui fait un travail exemplaire, celle de Montréal, ou encore celle de Nantes qui font partie d’une même fédération. Bien sûr, chaque structure s’organise à sa manière en fonction des choix de ses administrateurs, de la nature de ses partenaires et de l’importance de ses moyens. Celle de Rennes est née de l’engagement de plusieurs associations et structures liées à la vie du livre. La ville, secondée par la DRAC et la Région Bretagne notamment, a soutenu le projet en confiant au collectif une très belle maison, au bord du canal. Au prix de beaucoup d’énergie, « Beauséjour » (puisque c’est le nom de la maison), a trouvé son rythme de croisière en accueillant deux résidences d’auteur par an, une lecture-rencontre mensuelle, un festival international lié au Printemps des Poètes. La Maison s’offre aussi comme centre de ressource : on peut venir y lire de la poésie publiée dans une palette inouïe d’éditeurs et de revues, écouter des enregistrements, consulter des annuaires d’auteurs et d’éditeurs, rencontrer la coordinatrice, se faire offrir un thé… La salle commune, la cuisine et le jardin se prêtent aussi à des sessions de formation à l’intention des bibliothécaires, des enseignants…
En fait, Beauséjour est rapidement devenu un lieu très agréable et un partenaire culturel incontournable sur le territoire. Il a donc semblé pertinent au délégué académique aux Arts et à la Culture (DAAC) d’y implanter un conseiller-relais. A raison de quelques HSE annuelles, ce professeur s’efforce de faciliter les liens entre la structure et l’éducation nationale. Il y a en Bretagne environ 70 conseillers-relais qui travaillent pour les archives, les musées, les bibliothèques, les théâtres, tel ou tel événement… Ils ne sont pas toujours très bien identifiés du monde enseignant, ce sont pourtant de véritables personnes-ressources !
Mon travail s’appuie principalement sur la programmation de Beauséjour : je me charge de porter un regard d’enseignante sur l’œuvre de chaque poète en résidence et de rédiger un article dans ce sens pour le dossier d’accompagnement. Chaque résidence d’auteur est un temps fort : outre la constitution de l’équipe des partenaires, il revient à la coordinatrice et à moi-même d’animer la réunion initiale. Les collègues y présentent leur projet, l’auteur réagit aux propositions, il fait les siennes, des activités se mettent en place : l’animateur d’un atelier d’écriture en prison, la bibliothécaire d’une petite commune, le professeur du primaire et celui du secondaire, par exemple, se découvrent autour du projet commun. Ces échanges nous amènent à reconsidérer l’œuvre poétique, à inventer d’autres parcours de lecture et ainsi à moduler nos façons d’enseigner. En dehors de l’accompagnement des résidences, je m’efforce d’organiser des stages de formation, de développer un concours d’écriture pour les élèves de l’académie, de soutenir le prix des Découvreurs et d’assurer des ateliers de découverte de poésie contemporaine à destination des enseignants.
Toutes ces activités ne sont pas nécessairement très connues, il faut donc trouver des modes de communication : cela passe par l’actualisation du site Art et Culture du rectorat et l’alimentation bimestrielle de la Lettre DAAC. Je songe actuellement à mettre en place un groupe Nuxeo qui permettrait aux professeurs impliqués dans les diverses formations et résidences de rester en contact et de partager leurs travaux. Cela semble nécessaire mais ne remplacera jamais des journées de stage, du temps véritablement partagé.
En quoi consistent ces « ateliers de découverte de poésie contemporaine » ?
Face aux préjugés persistants vis-à-vis la poésie, je me suis toujours senti un « devoir de partage ». Elargir les horizons, étoffer les corpus, dédramatiser le rapport déroutant au contemporain, cultiver des approches sensibles aux écritures d’aujourd’hui dans toutes leurs variétés : tels sont les principes qui ont présidé à la mise en place de ces ateliers du mardi. La participation est résolument libre et ouverte, vient qui veut quand il veut : l’objectif est de lire et faire lire des textes en expérimentant des modalités simples et stimulantes, aisément transposables en classe. Par exemple, la dernière fois, pour prolonger la présentation de l’œuvre de Nimrod, j’avais apporté quantité de livres d’art. Chaque lecteur (ou lectrice plus exactement !) a donc mis en lien un texte du poète avec une reproduction de son choix, ce qui a donné lieu à des lectures parfois très éclairantes. Certains ateliers incitent à expérimenter des dispositifs de lecture à voix haute, des activités de lecture/écriture, le contact avec des langues étrangères… j’essaie aussi d’y associer des « invités » : poète, médiateur, éditeur… Je commence à penser aux ateliers de l’an prochain, j’aimerais beaucoup en organiser un autour de l’articulation danse/poésie. Ma classe de seconde travaille actuellement en EPS, en compagnie d’une chorégraphe, à partir de poèmes contemporains. L’aventure est très riche et je pense en tirer assez de réflexion pour concevoir une séance d’atelier sur ce sujet. Mais ce n’est qu’une idée parmi tant d’autres !
Les « habituées » me disent venir aux ateliers pour faire de nouvelles rencontres poétiques, passer un moment chaleureux. D’autres sont sensibles aux dispositifs proposés, aux conseils bibliographiques, aux témoignages d’expériences. Certains collègues, enfin, reviennent à Beauséjour pour assister à une lecture, emprunter des livres, donner un coup de main à l’occasion du festival ou y accompagner leurs élèves. Dans tous les cas, je crois que l’atelier remplit modestement une mission de fond : accompagner les enseignants dans leur auto-formation et faciliter la prise en compte d’œuvres complètement sous-médiatisées. Mon objectif est aussi de permettre aux regards critiques de s’exprimer, en indiquant des références, en laissant voix aux diverses sensibilités. Faut-il préciser que les collègues de l’atelier sont souvent ceux dont le dynamisme se transmet visiblement aux élèves et aux établissements ?
La maison de la poésie organise le concours d’écriture « Poètes en Herbe » : comment est-il mené ? y a-t-il beaucoup d’élèves à participer ? les productions sont-elles de qualité ?
La poésie requiert de son lecteur un « engagement » qui aboutit volontiers à l’écriture ; le nombre de personnes qui envoient leurs manuscrits aux éditeurs de poésie en témoigne! Le problème est que ces néo-poètes ont parfois limité leurs lectures personnelles aux corpus romantique-symboliste, ou, dans le meilleur des cas, aux surréalistes. A Beauséjour, nous avons donc imaginé un concours qui associe intimement écriture et lecture. L’œuvre du poète invité d’honneur des Polyphonies de mars est présentée aux élèves à partir d’une problématique d’écriture qu’ils sont invités à expérimenter. Si leur texte est retenu par le jury, ils rencontrent l’écrivain, c’est le « lot » du concours ! Le principe correspond bien à nos convictions, mais il faut reconnaître que le concours n’existe que depuis trois ans. Je n’ai donc pas vraiment de recul pour en analyser la portée. La première année, il s’agissait de faire lire et écrire des « poèmes-listes », en référence au travail de Bernard Bretonnière. L’an dernier, les auteurs des meilleurs « poèmes-portraits » ont pu recevoir l’oulipien Jacques Jouet. Cette année, c’est Paol Keineg qui a « inspiré » le sujet, à travers une citation de Corbière dont il a fait le titre de son anthologie personnelle : « les trucs sont démolis ». Si ce troisième thème a éveillé la curiosité et une certaine excitation, je comprends après-coup que la « mise en musique pédagogique » ait été difficile. La participation a donc été moindre, mais une classe de moyenne section a envoyé une très belle réalisation : un ensemble de fragments d’évocations de « démolitions/reconstruction » dictés à l’adulte, le tout relié à la machine à coudre. Un atelier de « poésie » interclasses de collège a gagné un des trois prix, ainsi qu’une classe de lycée qui s’est essayé à déconstruire et reconfigurer des poèmes du XIXème siècle. Le qualitatif a donc compensé le quantitatif cette année, mais pour l’an prochain, nous allons essayer de déterminer le sujet de façon plus collective, en consultant tout le réseau des ateliers et des différents stages. Il est vrai qu’à Beauséjour, emportés par notre élan, nous ne voyons pas nécessairement venir les difficultés d’interprétation du projet. Même si le « poème-liste » est resté le procédé préféré des enseignants, je me refuse à systématiser un concours dont la vocation est avant tout de faire lire de la poésie de toutes les époques, en la reliant aux expérimentations d’aujourd’hui et à la perspective d’une rencontre d’auteur.
En quoi consiste le « Prix des Découvreurs » ?
C’est Georges Guillain, le fondateur du Prix des Découvreurs, qu’il faudrait interroger sur ce sujet ! Georges est poète et tout jeune retraité de l’éducation nationale. Très éclectique dans ses goûts et passionné par ses fonctions d’enseignant et de conseiller « Lecture Ecriture » à la DAAC de Lille, il a réussi à imposer ce Prix et à en faire une opération Eduscol. Le principe est simple : les collègues volontaires inscrivent leur classe directement sur le site des Découvreurs, font acheter les livres par leur établissement et organisent librement la découverte du corpus par leurs élèves. La rencontre d’un ou plusieurs auteurs du prix est bien sûr encouragée, et en fin de parcours le professeur communique le titre du recueil « préféré » dans son établissement. Ainsi, chaque année, une sélection d’environ huit recueils de poésie de langue française représentative de la variété éditoriale est diffusée auprès des établissements volontaires. Petits et grands éditeurs se côtoient allègrement, ce qui requiert un peu d’effort de la part des documentalistes et des libraires chargés de commander les ouvrages. Par exemple, en 2009, la liste incluait le livre électronique « ABC d’R » d’Alain Hélissen édité chez Publie.net. Certains collègues n’ont pas réussi à le faire acquérir ; pourtant je suis persuadée que ce recueil, drôle et un tantinet libertaire, avait toutes les chances de remporter le Prix… Notons aussi que, contrairement aux idées reçues, les livres de poésie ne sont pas plus chers que les romans en grand format, et que les élèves, incités à les lire « librement et dans tous les sens », les font circuler entre eux bien volontiers.
Convaincue de la qualité et de tout le potentiel pédagogique de ce Prix, j’ai réussi enfin cette année à faire inviter Georges Guillain pour une journée académique de formation des enseignants. Le stage a été annoncé en catastrophe, les enseignants avaient environ une semaine pour s’inscrire… et j’ai dû refuser des candidats ! L’enthousiasme des participants me laisse entendre que la Bretagne sera bien représentée l’an prochain ! Pour ma part, mes élèves de première « gestion » m’ont déployé tout un argumentaire pour que nous allions ensemble assister à la remise du Prix à Boulogne ! Ce déplacement était impossible à organiser cette année mais l’idée va faire son chemin…
Je crois tout simplement que le « Prix des Découvreurs » ainsi que diverses opérations « poésie », quand elles sont menées dans un esprit d’ouverture mais aussi d’exigence, répondent à un besoin profond de questionnement sur le langage et le rapport au monde. Confidentielle sur le plan médiatique, la poésie génère finalement un champ de liberté que j’apprécie de plus en plus !
Pourtant, on constate que même si beaucoup d’adolescents écrivent de la poésie, pour la majorité des élèves elle est considérée comme un objet lointain, essentiellement culturel et scolaire, simultanément sacralisée par les professeurs : quelle pédagogie de la poésie peut-on mettre en place selon vous pour qu’elle vive aussi pleinement à l’école ?
J’entends plusieurs remarques essentielles dans cette question. La dichotomie que les adolescents se figurent entre la poésie qu’ils écrivent et celle qu’ils croient devoir lire en classe est un sujet passionnant que nous avons essayé d’aborder en équipe, autour d’Annie Rouxel, dans son livre Lectures cursives, quel accompagnement ? En tant que professeurs, nous devons faire évoluer ces représentations en donnant aux élèves l’occasion de s’exprimer véritablement tout en se frottant à des textes bien plus proches d’eux qu’ils ne le croient. Les adolescents écrivent en général pour s’exprimer et constituer une image de soi ; le « moule poétique » est pour eux un cocon esthétique et valorisant. L’effet « poésie » leur permet de s’exposer indirectement, de travailler sur l’implicite, de jouer avec le sens, les sens. Je reconnais que je suis souvent embarrassée quand un élève me confie ses textes, ou ceux d’un soi-disant « ami très proche ». Ces adolescents ont besoin d’être respectés, car leurs textes sont des continuités de leur être en construction.
En classe, les poèmes à écrire sont à la fois de la matière personnelle et des leviers de distanciation : on écrit à partir de soi mais pour autrui, par retours perpétuels de réécriture et de questionnement. Ces expériences-la peuvent devenir des transitions vers la poésie contemporaine : les livres, les vidéo, les lectures publiques. Les élèves découvrent alors l’immense liberté des poètes : thématique, syntaxe, niveau de langue, spatialisation, conception du livre, performance et oralité, intertextualité, lien avec les autres arts et les autres langages, la poésie est vraiment le genre de tous les possibles et de tous les questionnements.
Mais ces découvertes gagnent à se faire le plus tôt possible : arrivés en première, les lycéens ont bien du mal à désacraliser la sacro-sainte rime ! L’ouverture des références esthétiques passe par une éducation culturelle globale : un collégien qui sait apprécier un tableau non figuratif est plus disponible à la réception d’un poème dont le sens premier peut échapper. Enfin, tout ce qui étoffe l’imaginaire augmente les chances de plaisir de lecture : une réception ratée est celle qui ne suscite aucun souvenir ni désir d’expérience, aucune association subjective, ni image, ni son, ni rythme, ni voix.
Il n’y a donc pas de « pédagogie magique » qui sauverait la poésie de tous les préjugés néfastes ! En revanche, la poésie ne pardonne pas une posture magistrale, basée sur les seules connaissances historiques, prosodiques et formelles. Je sais que certains collègues répugnent à prendre en compte le sensible et le sensoriel, c’est bien dommage ! Ils peuvent alors se rattraper sur le flanc ludique et polysémique des poèmes : le plaisir intellectuel ne nuit pas. Mais les rhétoriqueurs, aussi grands soient-ils, ne sont pas représentatifs de toute la poésie…
Quand l’enseignant offre à lire de la poésie à ses élèves, et a fortiori de la poésie contemporaine, il prend des risques. Il lui faut avoir une grande confiance en l’œuvre, accepter de se passer d’une explication clé en main. Le professeur n’est plus là pour garantir le sens caché et supposé de l’œuvre, mais pour partager une expérience.
Internet peut-il selon vous favoriser le plaisir et la diffusion de la poésie ? Si oui, comment ?
Voici de nouveau une question très vaste ! Internet, c’est tellement de choses à la fois ! Il y a bien sûr, les sites et les listes de diffusion entre pairs comme le café pédagogique ou weblettres, qui offrent des ressources indiscutables ; nous avons la chance d’appartenir à une génération qui sait atténuer l’individualisme enseignant de cette manière. Les sites des maisons de la poésie et des éditeurs sont des mines, et, de ricochet en ricochet je crois qu’on peut se familiariser avec les grandes familles de poésie actuelle en moins d’une année. Mais l’erreur serait de croire qu’internet offre un champ infini ; en réalité, les moteurs de recherche canalisent nos parcours, vigilance et curiosité restent donc de mise.
Pour continuer de répondre à la question, il faut évoquer les publications électroniques qui offrent des corpus contemporains ou classiques : je n’ai rien à dire là-dessus quand il s’agit de véritables maisons d’édition où le travail de comité de lecture a été effectué avec rigueur. Le problème est qu’internet gomme les catégories et facilite le camouflage de l’auto-édition. Dès lors, il est très important de faire comprendre aux élèves qu’on ne publie pas un livre tout seul : c’est grâce au travail collectif éditorial qu’un texte devient livre, qu’il s’agisse d’un livre d’artiste, d’un livre électronique ou d’un numéro dans une collection de poche. Ensuite, si l’acquisition de livres électroniques est quotidienne en bibliothèques universitaires et fréquente dans les grandes médiathèques, elle n’est pas encore entrée dans les mœurs des établissements scolaires. N’étant pas documentaliste, je ne vais pas me prononcer sur ce sujet qui me semble urgent.
Enfin, internet, c’est aussi la possibilité de communiquer entre lecteurs, via des wiki et des blogs, notamment. La poésie est tout à fait propice à ce mode de partage à la fois communautaire et ouvert, car elle incite volontiers à la subjectivité, à l’association multiforme d’images, de sons, ce que la toile facilite. Les jeunes lecteurs sont le plus souvent motivés par le média, mais évidemment il ne faudrait pas que la fascination encore de mise pour la technique prenne le pas sur la réception poétique. En fait, le blog de classe me pose un peu problème car il encourage, bien sûr, une certaine exposition de soi, mais la poésie nécessite également un temps de réception parfaitement individuel et intime, et à ce titre je suis surtout favorable au cahier de bord personnel, qu’il soit électronique ou papier, un cahier qui peut être donné à lire à autrui sous conditions. Certains élèves ont un besoin crucial d’aménager un espace d’intimité, car la poésie coïncide parfois avec la prise de conscience d’une intériorité pour laquelle facebook n’a pas toujours été très structurant.
Il me semble aussi nécessaire de questionner les effets des structures pré-codées que nous imposent les concepteurs de blogs, il ne faudrait pas croire qu’en nous affranchissant des deux dimensions de la page, nous ayons gagné une totale liberté quant au parcours du sens. La poésie, enfin, se caractérise, selon moi, par sa nature performative, le poème advient dans son énonciation, or le blog entoure ce moment de la lecture, l’accompagne, le devance, le valorise, mais il ne se substitue pas au corps à corps avec le texte. Pour moi, cela reste un écran, stimulant et parfois jubilant, qui peut constituer une excellente alternative au commentaire traditionnel. Mais c’est de la métalecture. A l’heure qu’il est, mes plus grandes émotions de lectrice et d’enseignante ne se sont pas passées devant un ordinateur connecté.
Quels sont alors, dans le cadre de vos projets pédagogiques vos souvenirs les plus marquants ou vos principales satisfactions ?
Je risque de regretter dès demain de ne pas avoir évoqué telle rencontre d’auteur, tel travail d’édition collective ou une activité plébiscitée par la classe. En fait, ce qui m’émeut le plus c’est ce frisson quand je sens que les élèves ont quelque chose à me dire sur le texte. Or, cela se passe le plus souvent sur des textes de poésie. Cela vient de m’arriver grâce à une lecture en binôme que deux garçons de seconde ont fait d’un extrait d’ « Il est nuit » de Camille Loivier. Libres d’organiser un protocole à leur guise, ils ont retenu le principe très simple d’alterner leurs deux voix sur le texte, assis sur une table, comme installés pour une conversation très intime, entre amis. Ils nous ont alors fait ressentir la recherche de présence qui sature ce texte que je voyais jusqu’alors comme une poésie de deuil. Cette lecture à la fois simple, grave et naturelle a véritablement ouvert le texte à la classe, et je le crois, aux lecteurs eux-mêmes. Jamais, si j’avais imposé un mode de lecture à voix haute, cet événement n’aurait eu lieu.
Bien sûr, je passe beaucoup de temps à monter des projets d’accueil d’auteurs, d’écriture et d’impressions de livres… Par exemple, j’ai emmené des élèves de St Malo sur les pas de « L’autre côté de l’eau », un poème en prose de Jean-Louis Aven, à St Nazaire. Les lycéens y ont rencontré un poète autrichien en résidence fasciné par l’architecture « à rebours » de la ville portuaire. J’ai alors senti les malouins changer de regard sur leur propre ville et me dire, « les villes c’est comme les poèmes ou les gens, la beauté n’est pas ce qu’on croit ». Cette remarque prononcée sur le chemin du retour m’a convaincue que ce projet avait du sens.
En fait, ce qui me comble, et je vous assure que ce n’est pas une coquetterie de le reconnaître, c’est de sentir ma curiosité vis-à-vis des mots et du réel retrouver une certaine intensité, autrement dit, quand les élèves me réapprennent à lire.
Entretien : Jean-Michel Le Baut
Nathalie Brillant Rannou, agrégée de lettres modernes, en poste au lycée Victor et Hélène Basch, à Rennes, est conseillère-relais à Beauséjour et conseillère Lecture Ecriture Oralisation à la DAAC. Auteure notamment de Salah Stétié, une poétique de l’arabesque, paru chez l’Harmattan en 1991, elle a également soutenu une thèse de doctorat, en 2010, intitulée Le Lecteur et son poème, lire en poésie, expérience littéraire et enjeux pour l’enseignement du français en lycée.
La Maison de la Poésie à Rennes :
http://www.maisondelapoesie-rennes.org/