Le mot et la chose.
Derière des mots que tout le monde connait se cache souvent de redoutables embarras conceptuels.
Tentons de poser une définition claire des différentes acceptions de ce terme polysémique : en effet, la « carte scolaire » signifie à la fois le découpage sectoriel d’un service public (on parle aussi de carte judiciaire ou de carte des hôpitaux), l’obligation pour les parents d’inscrire leurs enfants dans une école de « secteur » ou les opérations annuelles de suppressions ou de créations d’emplois…
Si on se centre sur une seule signification du mot ( la « supression de la carte scolaire » signifiant le choix de l’établissement pour les familles, au nom d’une présumée égalité des chances), la carte scolaire est un carcan duquel les « libres consommateurs d’école » veulent pouvoir s’extraire pour trouver l’établissement qui répond le mieux à leur demande.
Si on prend le mot au sens de la « régulation publique », la carte scolaire est davantage un instrument au service d’une politique.
C’est là que les choses se compliquent : bien souvent, les pouvoirs publics se contentent de suivre les contours de la géographie : un établissement accueille les élèves qui habitent autour. Et comme les quartiers sont de plus en plus socialement différentiés (chaque catégorie sociale tente de se différencier de plus pauvre que soi…), la contrainte de la carte scolaire est parfois synonyme d’entre-soi, pour les riches comme pour les pauvres. Ce n’est que dans les villes qui ont une longue tradition de mixité sociale que l’effet positif de la carte scolaire joue : il y a peu de concurrence entre établissements. C’est l’exemple que donne Choukri Benayed dans ses publications lorsqu’il cite la situation de St-Etienne, par exemple.
Un exemple pour comprendreIci, comme dans de nombreuses villes de France, un « quartier sensible » accueille une grande proportion d’enfants issues de familles peu favorisées, composées majoritairement de salariés précaires ou chômeurs, voire d’ouvriers ou employés. Plus qu’ailleurs, les familles d’origines étrangères ont été progressivement agrégées là, par volonté communautariste ou du fait du coût moins élevé du logement. Dans les années soxante-dix, un collège moderne y a été construit (C1), qui s’est ajouté aux deux collèges existant dans la ville : un collège de centre-ville (C2), et un autre construit dans un second quartier périphérique. Les trois collèges ont dans leur périmètre une collection de communes périphériques, qui accueillent notamment des familles « rurbaines » qui travaillent en ville et rentrent à la maison le soir.
Exemple 1 : une carte scolaire ségrégative
La collectivité en charge de la répartition des secteurs de collège (conseil général depuis les lois de décentralisation) organise la carte scolaire (l’affectation des élèves selon leur adresse de résidence) selon la proximité. Dans cet exemple, l’ensemble des élèves du quartier sensible vont au collège C1, ainsi que les élèves de la commune la plus proche, composée pour partie de familles proches du quartier socialement défavorisé et de familles de classe moyenne. Les deux autres collèges accueillent chacun une partie des élèves de la ville et ceux des communes rurales environnantes.
Dans un contexte de libéralisation de la carte scolaire (situation rendue possible par la loi depuis 2007), les familles des collèges C2 et C3 n’ont pas de raison particulière de demander un changement d’affectation, alors que certaines familles du collège C1 vont avoir tendance à vouloir éviter le collège C1, potentiellement plus difficile. Côté enseignants, même situation : le collège C1 risque d’être victime d’une rotation rapide des professeurs, qui cherchent dès que possible à être affectés dans un collège plus « facile », sauf engagement professionnel pour continuer à travailler dans ce contexte social. Le collège risque de perdre des effectifs, entraînant un risque de baisse de moyens dans la DHG (dotation horaire globale) calculée par le Rectorat.
Exemple 2 : une tentative pour plus de mixité
Dans ce contexte, quelle solution pourrait assurer davantage de mixité sociale, dont on sait qu’elle est potentiellement facteur d’égalité sociale grâce à l’hétérogénéité des publics ? (plusieurs enquêtes ont montré qu’au-delà d’un tiers d’élèves socialement défavorisés, les difficultés sont beaucoup plus difficile à régler par le seul fonctionnement pédagogique de l’établissement)
Idéalement, la solution peut être de partager les publics « difficiles » entre les trois établissements de la vile, par deux mesures :
– rattachement d’un certain nombres de communes périurbaines plus favorisées au collège C1
– répartition des élèves de catégories sociales défavorisées dans les autres collèges, soit par le recours aux transports publics de la ville, soit par l’organisation spécifique de transports (« busing »).
Mais cette solution se heurte à plusieurs « principes de réalité » :
– d’abord les familles des établissements favorisés, contraintes soit à changer de collège de rattachement, soit à accepter une proportion plus importante d’élèves du quartier sensible, vont s’ériger en lobby et peser sur leurs élus pour exiger le statu-quoi. Les élus vont donc être « sous pression », et leur capacité de « résistance » peut être être rapidement limitée si cette réorganisation remet en cause leur future réélection. Les familles peuvent alors être tentées de contourner le problème par le recours à l’enseignement privé, qui leur permet une possibilité alternative.
– les enseignants eux-mêmes, en particulier ceux des collèges C2 et C3, vont craindre une dégradation de leurs conditions de travail, et eux-aussi réclamer par le biais de leurs organisations que d’autres solutions soient trouvées (moyens supplémentaires réclamés pour que le collège C1 aient de meilleures conditions sans réorganiser la sectorisation, par exemple.
– les familles du quartier sensible, elles-mêmes, vont être bousculées dans leur rapport à l’espace, d’autant plus qu’elles pourront ne pas comprendre exactement les enjeux, avoir l’impression d’être victimes de discrimination. L’éventuel « busing » peut être source de problèmes pour les adolescents concernés, s’ils ont l’impression que cette réorganisation augmente leur temps de transport ou les stigmatise dans leurs nouveaux établissements d’accueil. La mixité sociale n’est pas forcément une revendication, même pour ceux qui sont en situation la moins favorisée…
C’est sans doute pour toutes ces difficultés que bien peu de collectivité osent prendre le taureau par les cornes et travailler « à la racine » les questions de mixité sociale, d’autant plus que leur propre politique urbaine ne prend pas forcément en charge ce genre d’objectifs… L’incitation au « libéralisme scolaire » peut donc être, à court terme, une tentation plus simple, même si on sait qu’elle n’est qu’un mirage à courte vue…