Par Nicolas Smaghue
Enseigner le développement durable, qu’en pensent les géographes ? (5)
Après Sylvie Brunel, Yvette Veyret, François Mancebo, Gilles Fumey, c’est Pascal Boyries qui accepte de nous répondre. Il exerce les fonctions d’IA-IPR d’Histoire-Géographie dans l’académie de Grenoble et il est le correspondant académique EDD.
Quel regard portez-vous sur l’enseignement du développement durable à l’école?
Il n’y a pas d’enseignement de développement durable à l’école, l’objectif n’est pas de donner une définition arrêtée (celle du rapport Bruntland reste assez générique) et par cela d’en faire un nouveau dogme. L’objectif est au contraire d’apporter aux élèves des éléments de lecture et de compréhension qui leur permettent de construire leur opinion et de prendre des décisions en toute conscience : conscience de certains savoirs, consciences de certaines carences dans leurs savoirs ou les savoirs actuels, conscience des influences auxquelles ils sont soumis. Le développement durable se situe de façon affirmée dans le champ des « éducations ».
Par contre chaque discipline se doit d’aborder certaines parties de ses programmes avec le développement durable comme paradigme. La géographie se distingue quelque peu des autres dans la mesure ou dans les nouveaux programmes, celui de cinquième est entièrement tourné autour du développement durable. Mais là encore, il ne s’agit pas d’enseigner le DD, mais de conduire une réflexion sur la notion et ses enjeux à travers différents angles d’approches : la croissance démographique, la santé, l’éducation, les risques, la pauvreté, l’alimentation, l’accès à l’eau, les ressources pélagiques, l’air et l’énergie.
Pour les programmes de lycée, tout le programme de géographie de seconde peut être abordé sur des problématiques de développement durable, certaines questions des programmes de premières et de terminale générales en histoire et en géographie peuvent aussi faire l’objet d’une étude selon un paradigme DD. Il en va de même pour certaines questions des programmes des séries technologiques.
La question n’est donc pas de savoir si les programmes permettent d’aborder ou non des problématiques de développement durable, oui, ils le permettent, mais plutôt de se concentrer sur le « comment ». En effet, il arrivait encore l’an dernier en inspection, que je croise des collègues ne connaissant pas le concept, mais le pratiquant sans le savoir à travers les questions de programme. Dans la plupart des cas, l’approche était très moralisatrice voire catastrophiste et faisait en fait écho à ce que propose le plus souvent la presse. Cette année, les collègues connaissent le concept, le développement d’émissions consacrées à ces problématiques et le lancement des nouveaux programmes de collège y est vraisemblablement pour beaucoup. Mais l’entrée en encore le plus souvent monodisciplinaire et les mêmes travers sont encore bien répandus.
Quels sont, selon-vous, ce qui relève des « bonnes intentions » de ce
qu’il convient réellement d’enseigner aux élèves?
Je ne dissocierai pas les choses selon cet axe. Selon moi, il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises intentions, il y a :
– un objectif « éduquer les élèves aux enjeux du développement durable »,
– des stratégies définies en particulier par la circulaire de mars 2007 sur la seconde phase de généralisation : l’inscription dans les programmes, les établissements en démarche de développement durable, la formation des personnels ; mais aussi par des actions comme « l’école agît », ou les nombreuses actions soutenues par les collectivités territoriales.
– Et des pratiques d’enseignants, de classe, d’établissement, de circonscription, etc.
Pour ma part, la césure se situe entre la volonté gouvernementale et ces pratiques : pratiques des enseignants seuls, des équipes enseignantes, des enseignants face à leurs partenaires.
L’éducation nationale place le développement durable dans le champ des éducations, mais tout le monde ne donne pas le même sens à ce terme. Pour un certain nombre de partenaires, « éduquer » c’est enseigner le bon choix, pour l’éducation nationale, éduquer c’est donner les éléments à l’élève pour qu’il fasse un choix en phase avec ses convictions, ses valeurs et celles de notre société. La première césure est pour moi ici : ce principe n’est pas toujours vérifié car les pressions sur l’école sont fortes, les enseignants pas toujours suffisamment formés pour pouvoir y résister. Nous avons alors des partenaires, qui en toute bonne foi (mais pas toujours), peuvent présenter à des élèves des affirmations comme vraies, des choix comme les seuls possibles. La frontière n’est pas toujours aisée à définir. En effet, éduquer c’est aussi faire prendre conscience des bons petits gestes : éteindre la lumière en quittant une pièce, fermer le robinet entre deux rinçages de dents, etc. J’ai le choix d’éteindre ou de ne pas éteindre, mais le bon sens me dit qu’il vaut mieux éteindre… Il est alors aisé de basculer dans une liste de bons gestes et de l’utiliser pour définir une pseudo écocitoyenneté, « éco » peut-être, mais « citoyenneté » j’en doute.
Les gestes simples font souvent appel à des mécanismes complexes. Je prendrai l’exemple des discours en faveur des circuits courts : « il ne faut pas consommer de tomates en hiver afin de réduire les Gaz à effet de Serre (GES) ». Le choix à l’air aisé : plus la tomate vient de loin, plus il faut de carburant pour la transporter. Je peux donc faire le choix de ne plus consommer de tomate en hiver. Mais si je transforme ce choix en dogme : je supprime tous les fruits et légumes qui viennent d’Italie, d’Espagne, de Grèce, du Maroc, de Tunisie, mais aussi des Pays-Bas, des DROM-COM. Etc. Ce faisant, je ne consomme plus beaucoup de fruits et légumes hors saison (ou sous forme de conserve ou surgelés qui produisent aussi des GES), et j’en limitent un certain nombre en saison. Par ailleurs, mon alimentation est déséquilibrée, je mets au chômage un certaine nombre de personnes (dans les transports et la production), sans compter que ce faisant, je prône une société autarcique, repliée sur elle-même, qui ignore son voisin avec qui elle risque d’entrer rapidement en conflit.
Il est donc essentiel de faire prendre conscience aux élèves de la complexité des enjeux et de ne pas se limiter à leur dicter une conduite.
Derrière cette question des discours excessifs (je glisse sur les discours catastrophistes), se pose la question des outils et des ressources, ressources prises au sens large à savoir documentation scientifique, pédagogique, interventions de partenaires, outils en ligne etc… Pour éviter de basculer dans les extrêmes la solution simple consiste à filtrer. Mais que faut-il filtrer ? Faut-il filtrer de la même manière des ressources destinées à des élèves du premier degré, et celles destinées à des élèves de lycée ? Quelle éducation apporte-t-on à de jeunes adultes si on ne leur propose que des discours rangés ? Si selon moi, les filtres sont nécessaires, il est important de bien définir leur raison d’être, et de ne pas trop verrouiller afin de ne pas tomber dans le travers que l’on souhaite éviter. Mais pour que cela fonctionne, il est indispensable de construire de solides formations des enseignants.
Concernant la formation des enseignants sur le développement durable, quels devraient être les grands axes?
Selon moi, la formation des enseignants doit tourner autour de 4 points.
– Le premier est le renforcement de la culture scientifique disciplinaire sur les problématiques abordées par le Développement Durable de façon à ne pas laisser prise aux discours biaisés.
– Le second est l’apport de lectures croisées de façon à ce qu’elle fasse résonance avec les éléments de la culture disciplinaire : pour un historien géographe, entendre un physicien parler de « rendement énergétique » de la force musculaire, du charbon, du pétrole, permet d’avoir un autre regard sur l’esclavage et sur les Révolutions industrielles. Cet apport croisé est aussi indispensable car il permet à chacun de savoir jusqu’où il peut ne pas aller dans la discipline de l’autre sans se commettre.
– Le troisième est sur l’épistémologie du développement durable. Il est important que les enseignants connaissent les grands courants et leur histoire de façon à pouvoir décoder les discours ambiants et décrypter ce qu’ils ont de sous jacent, à quelle forme de représentation de la nature, de l’homme, des liaisons homme-nature ils se rattachent.
– Le quatrième enfin, est d’ordre pédagogique : comment peut-on travailler à plusieurs disciplines à travers un même paradigme sur des programmes différents. Les TPE, les IDD, les PPCP montrent que cela n’est pas toujours aisé à deux disciplines, que l’affinité entre les enseignants a souvent un impact déterminant, que chacun ne met pas la même chose derrière les mêmes termes. Qu’en est-il à plus de deux ?
L’objectif de ces quatre axes est de former des enseignants qui soient capables d’être autonomes (l’objectivité est peut être trop demander) face aux différents discours ambiants et soient donc en mesure de former les élèves à se poser les bonnes questions, à chercher des éléments de réponse dans leurs savoirs, ou dans des savoirs externes, et à apporter leur propre réponse en étant conscient de leurs limites. C’est ici une petite révolution, qui dépasse le champ du DD, dans notre discipline (l’histoire-géographie) nous avons trop pris l’habitude de poser les questions aux élèves et d’attendre des réponses toutes prêtes… Mais pour être en mesure de leur apprendre à se poser les bonnes questions encore faut-il leur apporter une solide culture.