Chaque année, environ 200 000 jeunes sortent du système scolaire sans diplôme, sans qualification ou avec une certification de faible qualité ; soit presque le tiers d’une classe d’âge. Parmi ceux-ci, 30 000 sont pratiquement analphabètes ; ce qui est dramatique dans un monde où le savoir prend une place essentielle. Face à un tel échec, l’institution scolaire ne peut se cacher la face ou dire avec raison qu’« avant c’était pire »…
Certes on pourrait objecter que le problème n’est pas scolaire, mais son origine est profondément sociale ou socio-économique. Il est avéré que les élèves des milieux défavorisés ont beaucoup plus de risques de ne pas réussir à l’école. Mais alors pourquoi prétendre que l’éducation nationale « donne les mêmes chances à tous » ? Certes des moyens supplémentaires ont été mis en place dans les « Zones »[1] dites prioritaires. Sont-ils bien employés ? Sont-ils mis là où il faudrait ? Comment se fait-il alors que malgré ces ressources en sus, les bonnes volontés et l’inventivité de nombre d’enseignants et d’éducateurs, les résultats ne soient pas à la hauteur ? Faudrait-il y voir une fatalité sociologique : la reproduction de l’échec d’une génération sur l’autre. En fait, nombre de dysfonctionnements ont déjà été répertoriés qui annulent ces efforts : de la stigmatisation de certains accompagnements psychologiques à la formation encore trop limitée des divers intervenants, notamment sur les plans anthropologiques et didactiques.
Ce qui pourrait interpeller sur le fait que la question n’est pas uniquement sociologique est que plus du tiers des élèves dits « précoces », donc des enfants qui ont les capacités pour réussir, sont également en échec scolaire. Et nombre d’entre-eux se trouvent face à un insuccès grave, dans des quartiers pourtant favorisés[2]… A contrario, un certain nombre d’enfants de milieux défavorisés s’en sortent, pas toujours facilement, rarement par la voie royale, mais avec une volonté et des capacités autres[3].
Faut-il y voir alors plutôt comme l’avancent certains médecins des causes biologiques ou génétiques. Ces causes sont indéniables dans certaines anomalies chromosomiques (trisomie 21 ou autres anomalies génétiques) ou suite à des atteintes neurologiques du cerveau qui amoindrissent le développement cognitif. Elles sont beaucoup plus contestables lorsqu’il s’agit de difficultés révélées par l’entrée à l’école, comme les difficultés à lire et à écrire ou le manque de désir d’apprendre ou quand elles résultent d’une hyperactivité.
Des causes psycho-affectives sont immédiatement mises en avant par les psychologues et autres cognitivistes. Pour eux, un élève peut se trouver en difficulté d’apprendre à cause d’un entourage affectif peu favorable. Tel peut être le cas quand un drame bouleverse la vie de l’enfant. Le plus souvent, il s’agit d’un événement familial : la séparation des parents, la naissance d’un petit frère, le décès d’un membre de la famille,… Sur ce plan, il n’existe pas non plus de fatalité. Des élèves dont les parents ont divorcé ou qui ont eu une petite soeur n’entre pas automatiquement dans le cercle infernal ; leurs résultats à l’école ne baissent pas forcément.
Lorsqu’un enfant est en difficulté grave à l’école, il n’est ni sain, ni pertinent de vouloir chercher une causalité unique ou linéaire ; chaque fois une multitude de facteurs divers interagissent. Pour autant, pas question de culpabiliser, il est vain de rechercher des responsabilités ; il vaut mieux tenter de comprendre et d’essayer de nouvelles voies. C’est l’attitude la plus positive qui permet, le plus souvent, une bonne évolution. Plus important est sûrement de lutter contre ces échecs au sein de l’institution.
La veille pédagogique sur un plan international n’est cependant pas d’un grand secours : il n’existe pas de solutions dans les autres systèmes éducatifs. La plupart des institutions européennes font face aux mêmes obstacles avec seulement des nuances. Les quelques réussites que nous avons pu constater sont locales ; elles sont le cas d’enseignants isolés à forte personnalité, ou travaillant en équipe en lien avec des structures du quartier. Qu’en tirer qui soit généralisable ? D’entrée, on peut dire qu’il est inutile de vouloir trouver une méthode ! Elle n’existe pas, cela se saurait ! Ces observations et nos propres recherches nous conduisent cependant à avancer quelques hypothèses.
En premier, on constate que le point de départ de toute remédiation à l’échec est la connaissance de l’histoire personnelle de l’enfant[4]. Elle est toujours une histoire singulière. S’il était une mesure à mettre en place est de ne pas laisser l’enfant seul, devant son échec. Il s’agit d’être au plus vite à son écoute[5]. L’écoute est souvent un « débloqueur » en soi. Mais pas n’importe comment ! Le sortir de sa classe et surtout les approches frontales ou systématiques, type entretien clinique par exemple ne donnent pas de bons résultats. Tout est affaire de tact, de reconnaissance et d’apprivoisement progressif dans un vécu. Sans cela, le jeune ne se « livre pas » et la dynamique vertueuse ne s’enclenche pas.
En fonction de cette histoire de vie et surtout de sa façon particulière de réagir aux difficultés, il est nécessaire de s’interroger immédiatement –éventuellement avec un regard extérieur- sur l’environnement didactique à mettre à disposition. Suivant le système éducatif, il existe plusieurs spécialistes pour prendre en charge l’enfant en échec. En France, ce peut être les personnels du Réseau d’Aides Spécialisées pour les Elèves en Difficulté (R.A.S.E.D.). L’enfant peut être mis dans les mains soit d’un enseignant dit de « rééducation » dont l’objectif est de restaurer le désir d’apprendre et l’estime de soi ; soit d’un enseignant spécialisé pour l’aide scolaire. Celui-ci essaie de proposer à des outils méthodologiques : savoir s’organiser, savoir lire une consigne, etc.. Il existe encore le psychologue scolaire qui propose un bilan ou accompagne l’enfant par des entretiens réguliers, l’orthophoniste en matière de difficultés de langage ou la psychomotricienne quand l’enfant est maladroit avec son corps[6].
On constate quelques succès quand ces personnes travaillent en équipe, dans le cadre de la classe et prolongent leur intervention par un suivi sur le travail de l’école, ce qui est malheureusement peu souvent le cas. Pour diverses raisons, chacun de ces spécialistes travaille en dehors de la classe ou de l’école ou reste sur son territoire ; ce qui peut conduire à l’effet contraire, l’enfant se sent tour à tour stigmatisé et écartelé.
La situation la plus favorable se rencontre quand l’enseignant lui-même sait tour à tour jouer ces différents rôles, quand il peut parallèlement impliquer l’enfant dans le travail en petits groupes. A d’autres moments, il doit pouvoir le prendre tout seul. Tout est affaire de sens et de projet à faire émerger chez lui. Certains de ses obstacles ne se dépassent pas sans une relation entre « quatre yeux » où l’accent est certes mis sur le savoir mais où l’enseignant le fait « travailler » sur la personne qu’il est ou voudrait être. Différents objets médiateurs s’avèrent alors très utiles : un objet personnel auquel il tient et qu’il apporte pour parler de lui, une activité non scolaire qui le passionne pour connaître ses ressorts, une approche artistique au travers de laquelle il peut évoquer ses obstacles, ses stress ou ses peurs, etc.. Cela implique évidemment une autre formation de l’enseignant ; à terme il devrait pouvoir devenir un professionnel de l’enfant, au fait des approches transversales -psycho, socio-anthropologiques- les plus pertinentes, et plus seulement des instructeurs…
Enfin tout dépend de la capacité de l’enseignant ou de l’école de sortir de ses rituels scolaires habituels ; un enseignant centré sur son cours et son programme devant sa classe entière n’a aucune chance ! En d’autres termes, il s’agit de repenser l’organisation de l’école pour qu’à certains moments l’enseignant puisse s’occuper d’un ou plusieurs élèves seuls ; pendant que les autres élèves travaillent en autodidaxie, parce que l’ école a su les motiver et leur a fourni les outils pour apprendre à apprendre. Certains « bons » élèves peuvent se voir également confier le rôle de tuteur d’élèves en détresse. Ce n’est jamais une perte de temps pour eux ; bien au contraire, apprendre à d’autres est une autre façon de mobiliser son savoir et donc de l’enrichir.
Dans ce contexte autre, quand l’accompagnement est continu, s’il peut parler de lui, l’enfant se sent reconnu ; peu à peu, il reprend confiance et retrouve le désir d’apprendre. Tout est cependant affaire de détour et d’intuition. Pour chaque enfant en échec, l’enseignant doit encore susciter l’étincelle. Ici également, nous ne connaissons pas de recettes. Nous ne pouvons citer que des approches possibles que nous avons tentées. Par exemple, avec des enfants qui refusaient d’apprendre à lire, nous leur avons proposé de devenir présentateur du journal télévisé ou de la météo. Ils se sont mis à lire au… prompteur ! Chez eux, l’obstacle était le livre, perçu comme ennuyeux ou difficile ; tout fut dans la dédramatisation de ce dernier.
D’autres jeunes ont repris confiance en eux parce qu’on les a remis au travail scolaire à partir de domaines hors-scolaires qui les motivaient. Gonfler un moteur, « bidouiller » un ordinateur furent des points de départ pour reprendre contact avec les sciences, faire du rap pour redonner envie d’écrire. Ce dernier détour permit de les conduire jusqu’à la poésie, tout comme un travail sur les sit-coms permit de décortiquer la trame de pièces de théâtre. Star Academy peut également être un « excellent » point de départ pour redonner envie d’apprendre ! Par la discussion, on peut leur faire prendre du recul sur ce qu’est apprendre à chanter[7] : on peut réfléchir également aux stratégies pour devenir un « héros ». En passant par Zidane, on peut leur donner envie de s’intéresser personnages que l’Histoire a retenu comme héros. Quand l’intérêt « prend », on peut aller très loin dans l’apprendre, jusqu’aux héros de l’Antiquité ou à l’orthographe[8] !.. Encore faut-il accepter pendant une semaine, un mois, parfois plus, de ne pas traiter directement le programme, de ne pas travailler en classe entière, de ne pas découper le savoir en disciplines séparées…
Nous avons également pu remettre au travail des jeunes par le biais de réseaux d’échanges de savoirs. Même si le savoir proposé peut paraître dérisoire, comme apprendre la pêche à la mouche, le dribble ou « booster » un haut-parleur hi-fi,.. peu importe ! Le fait de présenter à d’autres fait prendre conscience que chacun peut être porteur d’un savoir qui peut intéresser. Le désir peut s’enclencher ainsi : le jeune se sent mobiliser pour démarrer de petites recherches pour compléter ses connaissances. Rien n’est jamais figé, la priorité est de trouver une accroche, un filon à exploiter qui correspond à chaque jeune[9].
C’est à ce prix que certains obstacles peuvent être dépassés. Difficile d’avancer de tels propos au moment où les effectifs en personnels sont réduits. Une telle organisation n’est toutefois pas qu’une question de moyens, c’est une autre culture du métier d’enseignant à promouvoir : une culture centrée sur la personne… à faire émerger, et non plus sur l’enseignement ou le programme à faire !
André Giordan
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[1] N’est-ce pas un mot plutôt mal choisi ?
[2] A. Giordan, M. Binda (coord.), Acommpgner l’enfant précoce, Delagrave, 2006
[3] Je pourrais personnellement en témoigner !
[4] L’échec scolaire est surtout l’échec d’une institution qui traite globalement des masses d’élèves et non pas des individus. Le « traitement » de l’échec demande toujours un travail personnel avec un élève dans son parcours.
[5] Nombre d’échecs sont déjà repérables à l’école maternelle.
[6] Les médecins se sont également mis sur le rang, trouvant là un nouveau marché. Plusieurs dizaines de milliers d’enfants français se voient ainsi prescrire du méthyphénidate (Ritaline, Concerta), un dérivé amphétaminique administré pour traiter un supposé « trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (ou TDHA) ».
[7] Ils trouvent leurs enseignants plus « sympas » que ceux de la télévision !
[8] Un héros n’est pas un héraut ! Eros peut-il être un héros ? En tout cas, il peut un s au singulier tout comme lui ou chaos, contrairement à zéro !
[9] Bien sûr ces jeunes ont de gros problèmes d’organisation. Nous avons produit un grand nombre d’outils dans ce sens. Cetains sont actuellement publiés dans Jérôme Saltet et André Giordan, Coach College, Playbac, 2006 ; André Giordan et Jérôme Saltet, Apprendre à apprendre, Librio, 2007