Le rapport rendu au ministre de l’Education nationale par Alain Bentolila était très attendu. Beaucoup de bruit pour pas grand chose, ou nouvelle polémique populiste à redouter ? J’ai connu jadis une institutrice qui, à la récré, venait nous raconter, pleine d’émoi, combien ses élèves s’épanouissaient (et atteignaient parfois l’extase) à l’issue de ses séances de grammaire. On l’a retrouvée un jour, en fin de carrière, proche de la béatitude, dansant dans la cour de l’école, au sens propre mystifiée par la perception qu’elle avait de la splendeur de la langue française. Pour tout vous dire, c’est la lecture des premiers mots du rapport Bentolila (co-signé par E. Orsenna et D. Desmarchelier, téléchargeable à http://media.education.gouv.fr/file/68/3/3683.pdf) qui m’a remémoré ce souvenir enfoui. Jugez-en : » La puissance créatrice de la grammaire distribue des rôles aux être et aux objets que l’on évoque, même si – et surtout si – le monde ne nous les a jamais présentés ainsi ; elle pare les êtres et les objets de certaines qualités même si -et surtout si- nos yeux ne nous les ont jamais montrés ainsi. » Quel enseignant digne de ce nom ne saurait être lui aussi touché par cette grâce ? Nous qui, justement, connaissons la puissance évocatrice de la langue, mais aussi de la catégorisation scientifique et disciplinaire pour forger son pouvoir sur le monde, nous savons tous au moins depuis Bruner que « la culture donne forme à l’esprit ».
Mais dès la page deux, les auteurs dévoilent la conception sous-jacente qu’ils ont de l’école d’aujourd’hui : une école qui partirait à vau-l’eau, des maîtres soumis au spontanéisme de leurs élèves-rois. Ils mettent en avant une maîtresse » qui a de l’ambition pour ses élèves », qui « fait le pari de l’intelligence », patiente et obstinée, mettant ses élèves « dans les pas de Nicolas Copernic »… « Une « résistante » (comme toutes devraient l’être). Elle ne s’en laisse pas conter. » Mais pour qui se prennent nos éminents procureurs ? Pensent-il réellement que les « enseignants ordinaires » pourraient survivre plus d’une semaine en ne tentant pas à chaque instant dans leur classe d’éveiller les intelligences, d’organiser la pensée, de faire apprendre, de vaincre la violence quotidienne par les mots, le savoir, la connaissance, à l’inverse de ce prônent les pouvoirs dominants du chaos moderne, avec les maigres moyens qu’on leur donne ? Passé ce moment d’humeur (renforcé par le reportage du 20 h de TF1 nous vantant une fois de plus l’efficacité des pratiques du XIXe siècle pour parer à la béance des puériles connaissances), plongeons dans les » analyses » du rapport. Pas de référence scientifique, ça ne ferait sans doute pas assez peuple. Après sept pages de poncifs (« le verbe ouvre les horizons du futur » ; « la grammaire est libératrice alors qu’on la dit contraignante » ; « l’acte de mettre en mots n’a rien de naturel » ; « la grammaire permet à la langue d’évoquer contre le conservatisme ce qui n’est pas encore mais sera sans doute un jour » (tiens ?) ; » nous devons apprendre (aux enfants) qu’ils ont le droit de réfuter la vérité proférée, qui que soit celui qui la profère » (tiens ?) ; » il faut apporter des preuves qui fondent la valeur de (ses) propositions » (tiens ?), la page se tourne et là, changement de ton : « l’enseignement de la grammaire a connu les mêmes dérives que celui de la lecture : le renoncement à respecter une progression rigoureuse dans l’espoir illusoire de faire de la rencontre des textes le déclencheur de l’observation et de l’analyse des mécanismes de la langue« . Où sont les preuves ? La foi dans ce qui sera demain ? Le droit de réfuter la vérité proférée (voir ci-dessus) ? Les bonnes vieilles méthodes reprennent la main : « l’enseignement de la lecture exige qu’on aille du simple au complexe » ; » on a sacrifié inconsidérément la progression rigoureuse « . Gasp ! Je me replonge immédiatement dans mon BO préféré de 2002. Extraits choisis : « C’est lorsqu’on comprend les logiques d’une langue que l’on peut prendre plaisir à jouer avec elle et le faire avec efficacité. C’est parce que l’on aura pris le temps de cette réflexion, dans le cadre de l’horaire qui lui est réservé, (…) observations patiemment effectuées pour réviser les textes élaborés et s’assurer d’une relative sécurité orthographique. Cette plus grande familiarité avec la structure de la langue permet aussi de mieux comprendre les textes qui, du fait de leur relative complexité, résistent à une interprétation immédiate. Je me replonge dans les paroles de Martine Safra, inspectrice générale, au séminaire organisé l’an passé à l’Observatoire national de la Langue, l’ONL (président : E. Orsenna !) à relire sur http://cafepedagogique.studio-thil.com/dossiers/onl/ : Que veulent donc MM. Bentolila et Orsenna ? Voici leurs « propositions » :
Au séminaire de l’ONL sur l’enseignement de la grammaire, qui avait été marqué par des interventions de haute tenue sur la question, le président Orsenna avait conclu : « la mission de l’ONL, c’est d’avoir le débat entre les gens de la recherche et le terrain… « . Mais peut-être pense-t-il que sa Mission est désormais ailleurs ? Patrick Picard Page publiée le 30-11-2006
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