Entretien avec Florence Castincaud et Jean-Michel Zakhartchouk
Jean-Michel Zakhartchouk et Florence Castincaud publient « Croisements de disciplines au collège », un plaidoyer en faveur de l’interdisciplinarité et des itinéraires de découverte. Nous l’avons interrogé sur cette importante réforme du collège.
FJ- On sait que les IDD (Itinéraires de découverte) ont plus ou moins leur équivalent en lycée (les TPE), en LP (PPCP) , en CPGE (les TIPE). Et on a l’impression quand on lit les instructions officielles qu’on attend tout des IDD : donner du sens, motiver les élèves etc. Qu’en pensez-vous ? Qu’est ce qui fonde réellement cette démarche.?
JMZ- Il y a sûrement un excès dans les demandes adressées aux IDD , comme à chaque fois qu’une innovation est mise en place, et c’est vrai que la lecture des textes officiels fait sourire : c’est comme si on avait trouvé l’élixir du père Gaucher… C’est dommage, parce qu’un tel excès alimente le scepticisme ou l’ironie des enseignants, qui flairent la mission impossible. Jean Houssaye (université de Rouen) aime à rappeler avec malice que le système sait ainsi faire peser sur les » marges » les demandes qu’il n’adresse pas au coeur du système : travailler en équipe, donner un enjeu à l’apprentissage, diversifier les approches, il y a donc des heures pour ça ! Et le reste du temps ?
N’en restons cependant pas à cette sévérité. Ce qu’on peut tirer des textes officiels, c’est l’esprit dans lequel on va travailler, cette fameuse » autonomie » des élèves qui ne signifie rien ainsi formulée mais qu’on peut traduire en termes de progrès modestes proposés aux élèves et aux enseignants : quels espaces de choix vont-ils trouver dans les IDD, à quels moments ? Quelles décisions auront-ils à prendre ? Quelle place ferons-nous à l’élaboration personnelle de plans de travail ? Comment partagerons-nous avec eux la réflexion sur l’évaluation ? Ainsi, même si les élèves n’ont pas choisi leur IDD – ce qui va être le cas dans bon nombre de collèges pour l’année à venir- il est important que les enseignants ne verrouillent pas leur travail à l’avance et qu’ils laissent du jeu pour que les élèves trouvent leur place.
FJ- Dans votre ouvrage, vous donnez la parole à des enseignants qui disent qu’avec les IDD leur rôle a changé, qu’ils sont devenus des « animateurs », qui privilégient l’émotion vécue avec les élèves. N’y a-t-il pas une grande part de fantasme dans cette idée d’un apprentissage sans effort ? Cela pose aussi la question de la finalité du métier d’enseignant et du rôle du prof. Les IDD
apportent une réponse ?
JMZ- Il faut redire que les IDD ne sont pas entièrement nouveaux. Ce qui l’est, c’est la place qui leur est faite dans le curriculum obligatoire d’une année de 5e, puis de 4e. L’expérience d’un rôle différent de l’enseignant a déjà été faite par des centaines d’entre nous, ne serait-ce que dans une salle informatique où la classe vient mettre en forme des textes et où le prof s’assoit avec les élèves devant leur écran. Le mot » animateur » n’est pas très heureux parce qu’il cristallise stérilement les oppositions entre » enseigner » ( on est là pour ça ) et » faire de l’animation » ( on démissionne). Redisons, pour sortir de ce mauvais pas, qu’il s’agit tout simplement, IDD ou pas, que l’élève apprenne; et que, pour cela, il ne suffit pas que l’enseignant enseigne. Les heures IDD sont des heures pour apprendre aussi sérieusement que dans les autres, mais pas de la même façon. Il n’est dit nulle part que l’effort en sera absent. Il y a même à parier que certains y trouveront les efforts plus rudes – efforts pour penser, pour se mettre d’accord, pour faire aboutir le projet même modeste, pour se soumettre à une évaluation critériée – que dans la classe dialoguée où certaines stratégies permettent de passer d’assez nombreuses heures à ne pas travailler beaucoup sans se faire trop remarquer.
FJ- La pédagogie de projet, l’interdisciplinarité, sont des pratiques pédagogiques qui viennent de loin. Pourtant la critique la plus fréquente que l’on fait aux IDD c’est qu’ils se font au détriment des disciplines. Va-t-on vers la fin des disciplines ? Sinon, comment gérer les idd de façon à ce que chaque discipline s’y retrouve ?
JMZ- Il y aura forcément des tâtonnements, surtout quand les » mariages » sont de raison, voire imposés par les contraintes de la DGH : dans tel collège, aucun prof de maths ne peut faire d’IDD parce qu’ils sont en sur-service, en revanche telle collègue de techno se découvre associée d’office à l’EPS parce que ça allait avec les services. Là, ça va être un départ difficile et c’est dommage. Il vaut mieux essayer de plaider non seulement pour des binômes qui auront plaisir à travailler ensemble, mais aussi pour des croisements de disciplines pas trop tirés par les cheveux.. On peut aussi trouver des idées nouvelles si on va voir du côté des savoirs et des compétences auxquelles on n’a pas le temps d’ordinaire de s’intéresser et sur lesquelles deux disciplines peuvent se retrouver sans peine : les savoir-faire de l’oral, par exemple. On n’a jamais le temps d’entraîner les élèves à prendre la parole devant une groupe, avec des critères précis, c’est le moment de la faire en IDD, et la production finale peut être la présentation orale du travail fait en IDD par les divers groupes.
FJ- Sur le terrain, les enseignants sont souvent dépourvus, voire angoissés, devant la perspective de gérer les IDD. Il y a d’abord la question de la gestion du groupe. Comment le constituer ?
JMZ- On trouvera sur le site de Créteil une analyse des avantages et inconvénients de l’organisation » par classe » ou par groupes « . Pour la première année, de nombreux collèges ont choisi de garder les classes ordinaires et de leur ménager simplement deux heures d’itinéraires dans la semaine. Cette solution simple nécessite d’être vigilant pour que l’horaire » itinéraire » soit préservé et qu’on y travaille bien sur un projet différent des cours.
Pour les établissements qui ont choisi de former des groupes , la constitution de ceux-ci se fera de façon très diverse. Tenir compte du choix des élèves peut paraître important compte tenu de ce qu’on sait par exemple sur les facteurs de motivation (avoir une certaine maîtrise, un certain choix accroît la motivation). Mais ce choix restera limité. Pour la constitution des groupes, les enseignants devront réfléchir en équipe, en se fixant des critères clairs. Ce qui n’est pas toujours évident. On pourrait tout simplement accorder la priorité dans le respect du premier choix des élèves aux élèves en difficulté, peu motivés. Pour ceux-là, le fait de pouvoir choisir une activité n’est pas négligeable.
La gestion des IDD demande un certain professionnalisme organisationnel et une créativité qui font parfois peur. Mais cela s’apprend, d’où l’importance d’une formation continue ou mieux d’un accompagnement qui soit d’abord une façon d’échanger entre collègues, dans un cadre organisé.
FJ- Et comment gérer son temps ? Faut-il laisser les élèves se débrouiller ? Faut-il les encadrer étroitement ? Où se situe l’équilibre ?
JMZ- Il est un peu étonnant de voir combien le cadre des 12-13 semaines suscite de réactions . » Trop contraignant, disent les uns, ne peut-on le faire sur l’année ? « . » Trop vaste, disent d’autres, je ne suis pas habitué(e) à travailler comme ça, à prévoir à ce point… « . On mesure à ce moment là combien notre métier laisse d’ordinaire une fabuleuse liberté à chacun – objectifs et grilles pour les uns, improvisation pour les autres – et combien les enseignants sont attachés à cette composante de leur profession ! S’il est bon, ici, que le binôme des enseignants ait tracé le déroulement de son IDD dans ses grandes lignes , avec les étapes – ( vers la 8e semaine, il faudra avoir fait …, à la 11e il faudra organiser des pré-évaluations, ….) , il faut laisser de la souplesse pour réagir en fonction du groupe d’élèves. Dans cet esprit, le site de l’académie de Créteil a mis en ligne récemment des documents sous forme de questions-réponses où des enseignants disent comment ils ont conduit et réajusté leur parcours en fonction de ce qui se passait, tout en gardant le cap.
FJ- Dans votre ouvrage vous donnez des exemples de thèmes qui se prêtent facilement à un croisement de disciplines. Pour autant c’est rare de trouver un sujet où chaque discipline est à égalité, qui corresponde à un intérêt de l’élève et qui soit accessible en terme de contenu scientifique. Comment savoir si le thème que l’on a retenu correspond bien aux attentes officielles ?
JMZ- Là encore, il faut de la souplesse. Que voudrait dire au juste l’égalité entre disciplines ? Certes, il est des situations caricaturales où une discipline est vraiment » instrumentalisée « . Quand la technologie sert uniquement à saisir des textes, il y a dérapage. Mais la plupart du temps, qui sert qui ? On n’en sait trop rien. Quand , dans un travail bidisciplinaire, le professeur de français aide les élèves à écrire des petits textes fantaisistes, mais avec base scientifique, sur les parties du corps humain étudiées en SVT, on peut vraiment se demander qui tire le plus de bénéfice des deux matières. La question n’a pas tellement de sens.
Quant à la concordance avec les programmes, c’est vrai qu’il faut y réfléchir . Mais redisons-le fortement : un programme, ce ne sont pas que des savoirs, des connaissances, ce sont aussi des compétences, des méthodes et le croisement peut se faire à partir de là. Les textes officiels sur les IDD disent bien qu’il ne s’agit pas d’aborder un contenu scientifique pointu. En cela, la comparaison avec les TPE a des limites ; les exigences de contenu ne sont pas les mêmes (de même que les TPE ne sont pas des mémoires de maîtrise !)
FJ- Et puis il y a la question de l’échec et de sa gestion au moins à un moment de la démarche. Peut-on dire que les IDD, ou les TPE, justement permettent de s’intéresser réellement aux échecs et de les dépasser ?
JMZ- Si les IDD ne permettent pas d’accroître la réussite de certains élèves trop souvent en échec dans le quotidien du cours, alors ils auront quand même échoué. Mais les objectifs doivent rester réalistes et s’énoncer non en termes maximalistes, mais de progrès à accomplir. D’où l’importance des outils d’évaluation et d’auto-évaluation. Redisons aussi l’importance du carnet de bord et insistons sur l’importance de faire écrire et parler les élèves sur ce qu’ils sont en train de faire et d’apprendre. Avec l’idée que ceci pourrait aussi se faire en classe. Toutes les enquêtes internationales sur les facteurs d’efficacité pédagogique montrent bien l’importance de l’évaluation formative. Les IDD peuvent être l’occasion, pour ceux qui ne s’y sont pas lancés vraiment, de la mettre en pratique.
FJ- Les TICE sont-elles un atout supplémentaire ou un élément incontournable des IDD ?
JMZ- Incontournable sans doute pas… La tentation du recours à Internet est grande et peut-être source d’illusion : on ne va pas exiger de disposer de postes multimedia pour se lancer dans les IDD… Si les TICE restent un atout décisif dans bien des cas, les IDD doivent surtout conduire à une réflexion sur le bon usage d’Internet. Il est essentiel que les élèves à cette occasion comprennent que » Internet » n’est pas une gigantesque encyclopédie où on trouve toutes les réponses, mais un outil précieux qui oblige à s’interroger sur les sources, les procédures de validation, à se demander ce qu’on cherche et comment on les cherche. Les IDD peuvent être pensées aussi en fonction du B2I.
FJ- J’ai eu l’impression en préparant le dossier IDD que le temps était un peu suspendu malgré les déclarations du ministre en faveur des IDD. Que pensez vous de leur généralisation et de leur avenir ?
JMZ- Les réformes sont toujours des paris. Leur succès est toujours improbable. Ira-t-on vers plus de travail d’équipe, plus de créativité, plus d’évaluation formative, sans que pour autant les enseignants se sentent remis en cause dans leur identité disciplinaire ? D’un côté, il y a des années de tentatives, un héritage de l’interdisciplinarité qui trouve ici comme un couronnement, de l’autre le poids de la routine, du conformisme bureaucratique (un prof, une matière, un cours, un programme…). Les aléas politiques n’ont pas évidemment favorisé l’audace innovatrice. Mais à la rentrée, il faudra bien mettre tout cela en place. Ce ne sera jamais aussi beau que les mordus de l’innovation le voudraient. Mais il faut bien sortir du petit noyau des » convaincus « , quitte à faire des concessions. Le tout est que la généralisation ne fasse pas perdre son âme à l’innovation.. Il n’y aurait pas de pari si tout était gagné d’avance…
Florence Castincaud, Jean-Michel Zakhartchouk, Croisements de disciplines au collège, préface de Philippe Perrenoud, CRAP – Cahiers pédagogiques – CRDP d’Amiens, Amiens, 2002, 180 pages.