De plus en plus, la lecture sur écran prolonge, sinon remplace, la lecture sur papier : qu’en est-il en classe ? comment le numérique peut-il y favoriser le travail des compétences de lecture en général ? Professeure de lettres au collège Diderot à Besançon, Juliette Sorlin éclaire la question par des expériences variées : l’ENT comme journal collectif de la lecture, Twitter pour la prolonger par l’écriture, des tablettes pour réaliser des bandes-annonces de livres, construire des portraits à partir de recherches en ligne, créer la bande-son des pensées d’un personnage, s’approprier les textes par des productions orales … Le travail mené est édifiant : le numérique ouvre aux élèves « le champ des possibles pour déplier le sens des textes, développer le goût de la langue et des mots, tisser petit à petit le dialogue entre le texte et leur intériorité … »
Vous avez utilisé l’ENT de l’établissement comme journal collectif de lecture, par exemple pour lancer l’étude de La Métamorphose de Kafka : pouvez-vous expliquer le fonctionnement et les intérêts d’un tel dispositif d’appropriation de l’œuvre ?
Ces élèves de 3ème participaient au dispositif « À l’école des écrivains ». L’auteure avec laquelle nous travaillions a proposé l’étude de « La Métamorphose de Kafka, qui ne me semblait pas facile d’accès dans un premier temps. Les aléas de l’organisation ont fait que les élèves se sont retrouvés pendant les vacances avec la nouvelle à lire ainsi que l’adaptation en BD par Corbeyran et Horne. Il ne me semblait pas pertinent de les laisser seuls avec une œuvre ardue, pouvant susciter l’incompréhension, voire le rejet. D’où il s’est agi de leur proposer un journal de bord de lecture, pour les accompagner et pour garder une trace des réactions de lecture, possiblement exploitables à la rentrée. L’idée était donc d’accompagner les élèves à distance et de leur donner la possibilité d’échanger entre eux et avec moi. Pour des raisons pratiques, j’ai décidé d’utiliser l’ENT de l’établissement qui propose un module « groupe », une sorte de réseau social.
Et l’expérience a été concluante. De nombreux élèves ont laissé des réactions de lecture, des questions sur l’intrigue. Certains se sont répondu. Deux élèves notamment ont exprimé des sentiments très différents sur le destin de Gregor. A la rentrée, il a été très fructueux de commencer le travail par la projection des commentaires.
En 6ème, ce sont des tablettes numériques que vous avez employées pour aborder L’Iliade : quelles ont été les activités menées ? avec quels profits selon vous ?
L’activité de début de séquence pour aborder l’œuvre a été de réaliser la bande-annonce de l’œuvre. Les élèves ont travaillé sur les premiers vers : « chante déesse … » Il s’agissait pour les élèves de comprendre les enjeux de l’intrigue. Puis, des enveloppes avec des images correspondant à l’intrigue leur ont été distribuées. Avec l’application iMovie des tablettes Apple, on dispose de trames de bande-annonce. Les élèves doivent compléter avec des images et des titres. L’idée était de donner des images aux élèves, de leur faire travailler la chronologie de l’histoire et de reformuler avec leurs propres mots. La prise en main de l’outil a été très rapide, les élèves ont vite compris les enjeux de ce genre de production : des phrases percutantes, du suspens … Et ils ont travaillé l’intrigue, et se sont posé des questions sur la suite. Le résultat est très valorisant pour les élèves qui sont fiers de la réalisation.
Cette année, je travaille autour de l’Odyssée. Et je reprends le même type d’activité, mais cette fois en fin de séquence. Il s’agira, avec des images de vase grec étudiées avec les textes, de reconstituer les étapes principales du récit d’Homère. L’objectif pédagogique est de mettre les élèves en activité de recherche et de création. À partir de ce qui a été étudié, il s’agit avec son groupe de reconstituer une production, reflet de sa compréhension.
En 3ème, les tablettes ont aussi été utilisées pour travailler sur le journal d’Hélène Berr : quelles ressources les élèves ont-ils ainsi consultées et/ou produites ? que vous semble apporter la tablette de plus que les outils habituels comme le vidéoprojecteur ou le diaporama ?
Les tablettes ont servi au début de la séquence à faire entrer les élèves dans l’univers d’Hélène Berr. Les élèves disposaient d’une tablette pour deux. Ils devaient consulter de nombreux documents : des extraits d’émissions radiophoniques qui présentent l’œuvre et la jeune fille, un prezi réalisé par le professeur avec des photos de la famille Berr, des reproductions de manuscrits du journal, le site du mémorial de la Shoah qui présente une vidéo de Mariette Job racontant le destin du manuscrit de sa tante, les premières pages du journal. Après consultation de ces documents visuels, textuels, audio, les élèves devaient réaliser un portrait d’Hélène Berr.
La plus-value des tablettes est claire ici. Les élèves peuvent travailler à leur rythme, commencer par le document audio ou visuel, réécouter, prendre le temps nécessaire à leur compréhension et appropriation. Avant les tablettes, j’utilisais déjà des supports audio tels que des extraits d’émissions radiophoniques que je diffusais à l’ensemble de la classe. Mais avec les tablettes, le travail s’individualise, pour une appropriation plus intime, me semble-t-il.
Les élèves sont ensuite venus présenter leur portrait, en branchant la tablette au vidéoprojecteur avec un câble VGA. Ils sont fiers alors de présenter leur production, explique aux camarades ce qu’ils ont compris, ressenti comme important ou non … Le professeur peut, dans ce type de travail, consacrer davantage de temps aux élèves en difficulté, puisque les autres sont au travail. Les réalisations sont de qualités diverses, toutefois, chaque groupe a pu présenter quelques diapositives. Les élèves ne sont pas seulement auditeurs passifs. Ils écoutent, lisent, recoupent les informations à travers les différents documents et réalisent une production personnelle.
Toujours avec les tablettes, vous avez cherché, à partir du cinéma, à travailler la « compréhension fine d’une intrigue »: quelles applications les élèves ont-ils ici utilisées ? avec quelles missions ? avec quels profits ?
Dans le cadre d’un dispositif appelé « Collège au Cinéma » mené par le Conseil Départemental, nous avions vu Oliver Twist de David Lean. Cette version n’est pas simple pour des élèves de 6ème qui ont pourtant énormément apprécié le film. Au fur et à mesure de la projection, je me suis aperçue qu’il y avait de longs moments sans dialogues, et que les élèves, pour comprendre les finesses de l’intrigue et les enchaînements logiques, devaient être capables de combler ces « blancs ». En lien avec la lecture de Lector, Lectrix de Goigoux et Cèbe qui met en avant l’importance de faire prendre conscience aux élèves des pensées des personnages, des blancs du texte, j’ai décidé de travailler ces compétences essentielles à une lecture experte.
J’ai sélectionné quelques minutes de deux ou trois extraits de l’oeuvre cinématographique, des passages clés sans dialogue. J’ai placé ces extraits dans l’application iMovie des tablettes Apple, et j’ai demandé aux élèves de réaliser la bande-son. Ils devaient pour un extrait retrouver les pensées du personnage Oliver quand il arrive à Londres après sa fuite de M. Sowerberry. Dans un autre extrait, ils devaient reconstituer le dialogue entre deux personnages.
Cette activité a demandé aux élèves de retravailler l’intrigue, de confronter leur compréhension, de regarder avec une grande attention les extraits de l’œuvre cinématographique pour éviter les contre sens. Encore une fois, les élèves se lancent dans l’activité avec plaisir car le rendu est valorisant : ils ont fait écouter à leurs camarades leur production en expliquant les choix qui avaient présidé à leur doublage.
Avec le réseau Twitter, vous avez mis en place des activités pédagogiques autour d’un roman de Philippe Grimbert ou de manipulations grammaticales : quelles tâches ont été confiées aux élèves ? quels vous semblent les intérêts spécifiques de Twitter par rapport à des outils d’écriture plus habituels comme le cahier ou le traitement de texte ?
Nous travaillions sur Un Secret de Philippe Grimbert. Au fur et à mesure de l’étude de l’oeuvre, nous en sommes venus à travailler sur la voix passive. Nous avions déjà utilisé Twitter lors d’une activité précédente : les élèves devaient lire un roman autobiographique et tweeter à propos de leur lecture (laisser un commentaire sur l’œuvre, une citation, une question sur l’intrigue …). Après le travail en classe sur la voix passive, je leur ai demandé de tweeter quelques phrases passives autour d’Un Secret. La plupart des élèves a joué le jeu. Et j’ai trouvé particulièrement intéressant de savoir clairement qui savait faire ou non. En effet, j’ai corrigé le soir même leur tweet et le retour pour le lendemain en classe a été immédiat. Les élèves ont retravaillé par groupe selon leur niveau de maîtrise. Ce genre d’activité est pratiqué ponctuellement, car cela demande une grande réactivité de la part de l’enseignant.
Elle m’a semblé toutefois particulièrement efficace : les élèves ont un retour immédiat sur ce qu’ils maitrisent ou non, contrairement aux exercices faits à la maison ou en classe et pour lesquels il n’est pas simple d’avoir une vision claire. On corrige collectivement, sans forcément savoir où en est chaque élève. C’est, à mon sens, l’intérêt des réseaux sociaux, travailler en dehors de la classe en restant pourtant dans le même groupe classe, les élèves peuvent échanger et l’enseignant suivre les acquisitions.
Il vous arrive aussi d’employer des outils numériques audio pour aider les élèves à entrer dans la lecture d’une œuvre ou pour les inciter à en rendre compte : comment ces activités d’écoute et/ou d’enregistrement vous semblent-elles favoriser le désir et le plaisir de la littérature ?
Il ne s’agit pas de supprimer la lecture de l’enseignant par cette activité, ce que j’entends souvent. Certaines lectures professionnelles avec des accompagnements sonores sont particulièrement propices au voyage … Quand les élèves sont fatigués, peu disposés à partir à l’aventure d’une nouvelle œuvre, l’écoute d’un enregistrement peut être un biais intéressant. De plus, des élèves de 5ème ont travaillé sur des extraits du Lion de Kessel. Pour accompagner la lecture, j’avais mis à disposition des élèves, sur tablette, la lecture faite par Guillaume Gallienne dans son émission radiophonique Ça peut pas faire de mal. Certains élèves, avant d’entrer dans le texte, ont besoin d’écouter avant de lire. Et écouter ne les empêche pas de lire.
Récemment, j’ai demandé à des élèves de 5ème de réaliser une lecture expressive de quelques poèmes et notamment un poème à Lou d’Apollinaire. Les élèves en sont venus à faire une analyse précise et sensible du poème. Ils s’enregistraient avec la tablette, écoutaient leur lecture et recommençaient jusqu’à obtenir le résultat souhaité. Les élèves ont éprouvé un réel plaisir à dire des poèmes, à entrer précisément dans le rythme, la syntaxe, le choix des mots … Ils ne sont pas simplement spectateurs de textes, mais ils s’en saisissent véritablement pour les dire, les mettre en bouche.
De manière générale, à la lumière de ces diverses activités, en quoi le numérique vous semble–t-il une chance pour transformer, et peut-être revitaliser, nos façons de lire à l’Ecole ?
Le numérique me semble renouveler les possibilités d’activités proposées aux élèves, aussi bien en réception qu’en production. Faire entendre la littérature, avec parfois plusieurs interprétations différentes, paraît une idée assez simple et banale mais véritablement possible avec des outils numériques, comme les tablettes par exemple. Les outils individuels à la différence des enceintes qui diffusent collectivement peuvent permettre un rapport plus sensible, plus personnel. Comme le disait Freud, « Quand quelqu’un parle, il fait jour », j’ai l’impression que ces pratiques d’écoute et de productions illuminent le rapport au texte de mes élèves.
Il ne s’agit pas pour autant de ne travailler qu’avec le numérique, j’aime à dire qu’il s’agit d’une co-existence des supports. Mes élèves travaillent toujours avec des livres papier et ont une trousse avec des stylos. Il s’agit seulement de leur proposer d’autres outils, de démultiplier l’idée du couteau suisse pour choisir l’outil qui sera le plus pertinent à tel ou tel moment selon les objectifs pédagogiques.
Mes élèves me surprennent toujours par leur créativité, et leurs ressources sensibles. Leur proposer d’enregistrer des lectures pour, ensuite, s’écouter et se faire entendre des autres, leur donner la possibilité de réaliser des bandes-annonces, des productions multimédias, c’est ouvrir le champ des possibles pour déplier le sens des textes, développer le goût de la langue et des mots, tisser petit à petit le dialogue entre le texte et leur intériorité …
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Un journal de lecture sur l’ENT
Usages des tablettes numériques
Rendre compte de la lecture par des productions numériques orales