François Jarraud
Son premier livre, « Pour l’école du futur », était un livre de colère contre » l’entreprise de destruction de l’école publique » de la droite et une certaine absence de la gauche. Le nouvel ouvrage de Pierre Frackowiak pose les conditions de la reconstruction. Il invite à remettre l’élèves au centre de l’école mais pas un élève artificiel. C’est l’enfant dans sa complexité et sa personnalité qui doit être reconnu.
Quel projet pour l’école en 2012 ? Pierre Frackowiak propose des leviers pour changer l’école. Changer de regard sur ses acteurs d’abord. Changer de programmes aussi et abandonner les « nouveaux vieux » programmes. Faire évoluer le métier d’enseignant. Donner toute sa place à la pédagogie. Même si l’ouvrage règle quelques comptes (les évaluations controles, quelques anciens collègues de l’inspection, quelques ministres récents), il se termine par cette vision d’un chantier pour l’Ecole. Un objectif pour 2012 ?
Selon vous, qu’est-ce qui caractérise ce nouvel ouvrage par rapport à vos livres précédents et à d’autres livres sur l’école ?
C’est un livre de vérités. Ceux qui lisent mes écrits ou qui assistent à mes conférences savent que je ne suis pas un adepte de la langue de bois et que je dis et j’écris toujours ce que je pense. Ils savent aussi que je connais très bien l’école et les enseignants, beaucoup mieux que bien d’autres auteurs, experts ou prétendus experts qui n’ont jamais mis un pied dans une école depuis qu’ils l’ont quittée comme élève. Pourtant, pour des raisons diverses, complexes, j’ai tendance à atténuer la description des réalités, à modérer les jugements, à rechercher des explications voire des excuses pour chacun des acteurs de l’éducation. Sans doute par respect, sans doute parce que je sais que l’institution, ses responsables, ses cadres réduisent toujours la liberté d’agir, sans doute parce que je sais que chacun fait ce qu’il peut sur le terrain dans des contextes de plus en plus difficiles, sans doute parce la société s’est habituée au règne de l’apparence et qu’il devient difficile d’aller à contre courant, j’étais, moi aussi, prudent ou en deçà de la « vérité vraie ». Et je crois que le fait de toujours atténuer la réalité empêche de la changer. On procède par retouches alors qu’il faut une réforme fondamentale…
Quelles vérités estimez-vous nécessaire et possible de révéler ?
Pas de révélations. Des vérités que tout le monde a plus ou moins au fond de lui-même mais que l’on n’ose pas dire par peur ou parce que l’on ne veut pas les dire, par exemple, pour ne pas perdre de voix aux échéances électorales, pour ne pas déranger l’ordre établi. Prenons des exemples : tout le monde sait que les enfants s’ennuient de plus en plus à l’école et comprennent de moins en moins les savoirs scolaires. Au collège, le phénomène prend des proportions alarmantes. Qui le dit ? Pourra-t-on changer l’école si on ne le dit pas ? Les profs sont malheureux et n’ont pas de perspective. Les parents n’ont toujours pas trouvé leur place à l’école. L’aide individualisée ne convainc personne. Le pilotage par les résultats est un non sens reconnu. Etc, etc… On ne changera rien au fond si l’on ne dit pas la vérité. On va à l’encontre des intérêts des élèves, des enseignants, des parents, de la Nation, si l’on nie ou si l’on déforme la réalité
Ce nouvel ouvrage aborde l’école sous un autre angle : celui de la place de l’élève à l’école. Dans la loi sur l’éducation de 1989 on précisait que cette place était « au centre ». Cela a-t-il réellement été le cas ? Où est-elle aujourd’hui ?
Malgré les efforts, l’engagement, d’une certaine proportion des enseignants, pas tous, le concept généreux, pertinent, n’a pas été réellement mis en œuvre. C’est encore un domaine où il faut dire la vérité. Cette mise en œuvre n’a pas été soutenue, accompagnée, régulée. Elle a été combattue, abandonnée en 2005/2007, scellant la victoire du conservatisme, laissant la voie à toute une série de mesures régressives dont nous mesurerons bientôt la nocivité. Il faudra pourtant y revenir, pour les raisons que j’explique dans mon livre.
Comment expliquer cette situation ? Qu’est ce qui empêche d’accorder une place centrale à l’élève ?
Encore une question où nous avons besoin de vérité. Nous nous heurtons à l’idée multiséculaire que ce qui est au centre, c’est le savoir scolaire, les contenus des disciplines cloisonnées, figées, choisies arbitrairement pour certaines, depuis une éternité, et leur transmission par les professeurs. L’élève n’est pas un acteur de ses apprentissages, de la construction de ses savoirs et de ses compétences, un citoyen en formation, c’est un sujet, un récepteur, que l’on rêve docile et attentif. Cette transmission se fait par un modèle unique, éternel, universel, incontestable : présentation et explication du maître, exercices d’application, devoirs du soir, contrôle, notation, classement… Modèle qui dénie la pédagogie, justifie la disparition de la formation des enseignants, etc. L’attachement à ce système complètement obsolète est tellement fort qu’il dépasse tous les clivages politiques, qu’il est admis comme évident par les citoyens sous-informés sur les questions d’éducation, qu’il peut s’appuyer sur les corporatismes. L’élève, l’enfant, le jeune, ne peuvent pas réellement exister, vivre, apprendre dans ce système périmé. Ils s’ennuient, se rebellent, chahutent, perturbent… appellent au changement sans être entendus et en n’ayant pour seules réponses que la sanction et l’autorité.
Le socle commun prévu par la loi de 2005 a pourtant comme objectif de se soucier des acquisitions des élèves. Quel regard jetez- vous sur lui ?
On pourrait considérer le socle commun comme un progrès par rapport aux « programmes sommaires de manuels » classiques… s’il était mis en œuvre dans sa totalité, c’est-à-dire y compris avec ses piliers qui concernent les compétences non-disciplinaires. Elles sont ignorées, on n’évalue qu’en français et en maths. En fait le socle, comme le projet d’établissement, est dans le tiroir, on en parle lors des réunions, il n’entre pas dans les pratiques qui restent dominées par les logiques disciplinaires. C’est une caractéristique de notre pays. On parle de valeurs, de finalités, de formation du citoyen et on ne met jamais en relation explicite, lisible, les valeurs, les finalités et les pratiques au quotidien en classe ou dans la vie de l’établissement… Par ailleurs, considérant qu’il faudra changer les programmes, il faudra repenser le socle en n’oubliant pas, pour reprendre une expression de mon ami Philippe Meirieu, la statue pour tous, qui donne son sens au socle.
Vous évoquez la souffrance des enseignants. Comment l’analysez-vous ? Résulte-elle de l’évolution des élèves, de celle de la société ou de l’école ?
Les enseignants souffrent d’abord parce qu’ils ne perçoivent pas la place de l’école, et donc leur rôle, leur mission, dans la construction de la société du futur. Personne ne met leur action en perspective. C’est la question du sens de leur métier. Cela les conduit à se replier derrière les boucliers disciplinaires, à se réfugier dans les pratiques qu’ils ont vécues, à s’isoler, pour certains, à tenter de survivre. Ils sentent confusément le décalage entre la société de la connaissance, l’explosion des savoirs de l’humanité, le fantastique développement des moyens de diffusion de ces savoirs hors de l’école, les appétits de savoirs des élèves, des avoirs absents des programmes, et la règle « une heure, un cours, un groupe, une discipline, une salle ». Ils sont seuls face au principal ou à l’inspecteur. Ils subissent un développement incontestable de l‘autoritarisme et du poids de paperasse inutile… Ils essaient, ils font ce qu’ils peuvent, mais ils se découragent et perdent l’enthousiasme nécessaire à ce métier ; Ils mériteraient autre chose, un langage de vérité, une réelle concertation, une redéfinition de leurs missions, de nouvelles conditions de travail, un nouveau contrat avec la Nation.
Vous jetez un regard très critique sur l’inspection à laquelle vous avez appartenu. Que lui reprochez-vous? Comment voyez-vous son avenir ? Le système éducatif a-t-il besoin d’évaluer ses agents ?
Oui. Je suis déçu et inquiet pour un corps auquel j’ai appartenu avec fierté 30 ans. D’abord, parce que dans le nouveau contexte imposé par le pouvoir, ils se sont rapidement conformés pour se couper des enseignants. Les pratiques d’inspection étaient déjà vieillissantes et avaient besoin d’être repensées. Leur caractère autoritaire a été renforcé : exigences contraires à la liberté pédagogique, contrôle, « administratisation », « technicisation », des tonnes de papier présentées comme des outils alors qu’elles sont des instruments d’oppression, au nom d’une loyauté/obéissance dont on n’avait jamais autant parlé (notamment pas en 1989). Même s’ils s’en défendent, ils sont devenus des contrôleurs. L’urgence était de mettre au point un code de déontologie, une réflexion concertée sur les missions et les pratiques. Seul le syndicat minoritaire s’y est engagé. Par ailleurs, leur adhésion sans réflexion préalable, sans concertation, à la notion de pilotage par les résultats, transposition du monde de la banque et de l’industrie à l’éducation, est une erreur qui coûte déjà cher. Piloter sans cap, sans carburant, sans outils, avec cette incapacité de mettre les résultats en relation avec les pratiques qui les produisent est de nature à détruire le corps. Les enseignants ont besoin d’être accompagnés, de travailler dans la confiance, de pouvoir exprimer leur intelligence individuelle et collective. J’explique que l’évaluation du système et du personnel, qui est nécessaire, doit être repensée. Dans l’urgence, les inspecteurs auraient besoin de prouver qu’ils sont des pédagogues en mesure d’aider les maîtres ; En tous cas, il faudra bien chercher les responsabilités de cette dégradation, car je doute que tous les inspecteurs se délectent du pilotage.
Vous posez aussi la question de l’évaluation, qui est revenue dans l’actualité avec la pétition de l’Afev. Que pensez-vous de la suppression des notes au primaire? Le système éducatif peut-il se passer d’évaluations nationales et internationales ?
Aujourd’hui, on n’évalue pas, on contrôle. On confond le contrôle des performances dans deux disciplines avec l’évaluation du système. On prétend repérer les lacunes, les carences, les manques et les compenser avec le mirage de l’aide personnalisée. Or l’élève n’est pas une automobile : le concept panne/réparation ne fonctionne pas. La panne trouve ses racines bien en amont de l’exercice d’application et de contrôle. Elle exige un lent processus de remises en situation de construction d’outils mentaux, de construction de notions qui ne peuvent se réduire à des louches de soupe supplémentaire pour ceux qui vomissent dès qu’ils en sentent l’odeur. Tout le monde sait cela, mais on sauve, là encore, des apparences.
Vous êtes très critique sur les neurosciences, les tice. Votre ouvrage ne risque-t-il pas d’apparaitre passéiste ?
Pas du tout. Je suis très intéressé par les neurosciences. J’ai appris beaucoup en étant invité, en tant que pédagogue, dans de grands colloques de généticiens, de pédopsychiatres, de psychologues, etc. j’ai pu d’ailleurs observer de grandes différences d’approche entre eux. Ce qui me choque, c’est que l’on utilise les travaux de certains d’entre eux, pas du tout majoritaires d’ailleurs, pour justifier de terribles marches arrière. C’est quand même amusant que l’on puisse dire au nom des neurosciences mal digérées que les pédagogues progressistes actuels sont dépassés et que, par conséquent, il faut revenir à 1923. 1923 étant évidemment moins dépassé que 1969 ! G. de Robien avait déjà fait le coup avec le b-a ba.
Quand aux TICE, j’en suis un fan et mon petit fils me forme efficacement. Mon problème, et le ministre vient à nouveau de le prouver, on tend à faire penser que la technique va sauver l’école. Ce qui est idiot et dangereux. Le passage du porte au plume au stylo n’a rien changé des pratiques pédagogiques. Le passage du tableau noir au TBI risque fort de renforcer le modèle de la transmission, mieux illustrée, que j’évoquais précédemment. Or c’est ce modèle qu’il faut changer. Il n’y aura pas de révolution par le numérique s’il n’y pas une formation, non pas à l’usage des TICE (j’ai appris sans stage) mais à la pédagogie : comment un élève apprend ? Comment la technique peut-elle favoriser la construction d’outils mentaux, le développement de l’intelligence ?
Il y a un point qui semble poser une nouvelle fracture, c’est celle du collège unique et l’avenir du collège en général. Quelle est votre position là dessus ?
Nous payons très cher l’erreur historique d’avoir imposé la généralisation des contenus et des pratiques du petit lycée napoléonien élitiste à l’ensemble d’une classe d’âge entrant en 6ème, plutôt que l’école fondamentale de 6 à 16ans. D’autant plus que personne n’avait été formé à la pédagogie différenciée, à la gestion de l’hétérogénéité. D’autant plus que l’on a été incapable de régler le problème de la rupture école /collège, malgré les injonctions, les incantations, les réunions, les circulaires,… Le procès de l’amont encore massivement en vigueur ne permet pas de travailler en équipe.
J’observe que l’idée d’école fondamentale, que j’appelle l’écollège, fait son chemin à gauche comme à droite et que des institutions fort respectables et non révolutionnaires plaident pour le collège unique et pour une école de la scolarité obligatoire. Il serait temps de construire plutôt que de replâtrer.
Vous donnez une place importante dans votre livre aux mouvements pédagogiques (CRAP, ICEM Freinet, GFEN, etc). Pourquoi ?
1° parce qu’ils sont en danger alors qu’ils sont les fers de lance de l’innovation, de la recherche action, de la mobilisation des équipes, de la pensée pédagogique
2° parce que leurs travaux constituent une richesse formidable dans laquelle il suffit de puiser pour construire une autre école pour le 21ème siècle,
3° parce que la mise en perspective de ces travaux avec le projet de société porté par les mouvements d’éducation populaire comme la Ligue de l’Enseignement peut être une solution aux problèmes d’aujourd’hui
Je les remercie de m’avoir fait l’honneur d’écrire une contribution pour ce livre.
Vous montrez que le discours sur l’école échappe un peu au clivage droite – gauche. Est ce un motif d’espérer ?
Il n’y échappe pas pour l’heure, hélas. Mais je rappelle qu’il a fallu environ 80 ans pour que l’école de Jules Ferry se construise, se développe, puis s’épuise et meurt. 80 ans de relatif consensus. En tous cas, une remarquable continuité républicaine. L’école de J. Ferry est morte, La nouvelle école n’a pas encore réussi à s’imposer malgré 30 ans environ (de 1870 à 2002) d’efforts. Elle a été balayée d’un revers de main sans évaluation sérieuse (voir les programmes). Il faudra réparer les dégâts et faire du neuf. Il est impossible de construire un système éducatif moderne, pertinent par rapport aux enjeux d’une société humaniste du futur, en 3, 5 ou même 10 ans. Il faut au moins une ou deux générations, il faut s’inscrire dans la durée et donc transcender les alternances électorales et politiques. L’un des objectifs majeurs sera de trouver des points d’accord pour le long terme autour de notions clés prenant en compte le développement de la société de la connaissance et l’éducation tout au long de la vie, avec un choix de société pour les 20 ou 30 ans qui viennent. Utopie ? Peut-être, mais il y a des signes positifs. J’en parle dans mon livre.
Pour « reconstruire » l’école, par quoi faut-il commencer ?
Toute l’histoire contemporaine de l’école prouve qu’aucune réforme ne pourra réussir si l’on ne met pas l’élève au cœur du système et si l’on n’agit pas sur les leviers essentiels, trop souvent évités :
• s’accorder sur une vision du futur sans calcul partisan ;
• s’imposer un regard positif sur les élèves, les enseignants, les parents ;
• changer fondamentalement les programmes et garantir l’articulation finalités / objectifs / programmes ;
• changer les structures, les missions des enseignants ;
• agir sur l’espace, le territoire, et sur le temps, la durée ;
• donner toute sa place à la pédagogie.
Il s’agit là de bases indispensables pour une refondation de l’école à l’horizon 2030. Ces six leviers pourront par ailleurs servir de grille de lecture des projets éducatifs élaborés dans la perspective de 2012.
Pierre Frackowiak
L’ouvrage :
Pierre Frackowiak, La place de l’élève à l’école, Chroniques sociales, 2010, 176 pages.
Présentation :
http://www.chroniquesociale.com/index.php?ID=1011992&de[…]
Précédent ouvrage de P Frackowiak
Pour une école du futur
http://cafepedagogique.net/lemensuel/lesysteme/Pages/20[…]
Sur le site du Café
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