La récente polémique lancée par un candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle qui considère qu’il faut en finir avec l’obsession de l’inclusion a eu au moins un mérite : celui de porter l’attention de tout le pays sur cette question alors que s’approche le grand rendez-vous démocratique quinquennal de notre République française. En observant l’indignation unanime qui s’est exprimée contre cette attaque frontale, on pourrait penser que la question est réglée. Récemment, l’inspectrice générale de l’éducation Martine Caraglio rappelait dans une solide tribune publiée par Le Monde que la dynamique inclusive s’inscrit dans un puissant mouvement humaniste porté par les lois depuis bien longtemps. Elle concluait sa démonstration en affirmant qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Mais si les principes de l’école inclusive sont effectivement gravés dans la loi, il n’est pas certain qu’ils soient compris ni même admis par tout le monde. Et notamment le principe fondateur selon lequel tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser. Car tout se joue là, dans cette question encore sensible de nos jours.
Une évidence qui n’en est pas une pour tout le monde.
Ce pourrait être une évidence. Et pourtant, ce n’en est pas une. C’est bien pour cela que le législateur a tenu avec la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la république du 8 juillet 2013 à l’inscrire dans le tout premier article du Code de l’éducation, celui qui ouvre le livre consacré à l’exposition des principes généraux de l’éducation. Avec cette loi, le législateur a donc tenu à affirmer ceci : le service public de l’éducation « reconnaît que tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser ».
Cette affirmation est au cœur d’une ambition importante partagée au-delà des frontières des partis politiques, celle de faire évoluer l’institution scolaire publique dans ses finalités, sa forme et son fonctionnement afin qu’elle devienne une école inclusive, selon les principes de l’éducation inclusive auxquels la France s’est ralliée à plusieurs reprises sur le plan international il y a déjà de nombreuses années. On évoque ici la célèbre déclaration de Salamanque de 1994 pour les besoins éducatifs spéciaux (UNESCO), mais aussi la Convention relative aux droits des personnes handicapées de 2006 et son article 24 (ONU) et la Déclaration de Lisbonne de 2007 sur l’éducation inclusive (Union européenne). Condition sine qua non, la reconnaissance que tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser est la pierre de touche de l’éducation inclusive. Refuser ce principe, ou même l’ignorer, interdit de construire l’édifice de l’école inclusive sur une base solide.
Quand le modèle scolaire dominant s’appuie sur une conception intuitive contraire
Et pourtant, c’est justement parce que ce principe n’est pas universellement reconnu en France qu’il est si difficile de faire de notre école une école inclusive. Car il faut l’admettre : notre école s’est construite sur une conception intuitive qui porte en elle l’affirmation du contraire, à savoir que tous les enfants ne sont pas capables d’apprendre et de progresser. Conséquemment, il peut apparaître normal et même naturel à beaucoup de Français que les enfants n’accèdent pas tous à l’école, ou qu’ils n’aient pas tous accès à la même école. Pour certains, c’est une évidence qui ne se discute pas.
En fait, à partir d’une intuition née du constat spontané que tous les enfants ne sont pas identiques dans leur rythme de développement et dans leurs aptitudes cognitives et psychologiques, a été fondée et construite une conception politique de l’éducation articulée sur le différentialisme et le séparatisme. Or, le différentialisme est une doctrine qui affirme qu’il existe une différence de nature entre les individus ou les groupes d’individus. Et cela n’a rien d’anodin. Car cette conception du genre humain légitime l’organisation de parcours séparés entre les individus, selon des critères posés comme naturels, et cela parfois très précocement dans l’enfance.
Malheureusement, on doit constater dans l’histoire de l’école en France que cette conception différentialiste a longtemps tenu le haut du pavé. Et nombreux sont ceux qui y sont encore très attachés, parfois en se revendiquant avec solennité d’une mythique école de la IIIe République qui aurait été l’âge d’or de l’école. Pourtant, ce qui est peu rappelé et que connaissent bien les historiens de l’éducation, c’est que jusqu’au milieu du XXe siècle l’école publique a été séparée en deux grands ordres : l’école primaire, qui allait jusqu’au primaire supérieur, et le lycée qui commençait dès le cours préparatoire avec ses petites classes et qui conduisait au sommet avec le baccalauréat (on peut aussi observer le développement pendant plusieurs décennies d’un 3e ordre : celui de l’enseignement technique). Dans la première, on instruisait l’immense majorité des enfants nés de familles paysannes, ouvrières ou employées. Dans l’autre, on instruisait la frange la plus aisée de la population, la bourgeoisie qui s’était affranchie des règles d’airain de l’Ancien Régime fondées sur la noblesse et qui revendiquait un nouvel élitisme : l’élitisme républicain fondé quant à lui sur le mérite, un mérite volontiers confondu avec l’opportunité d’accéder au plus haut degré de l’instruction.
Idéal humaniste de la république et éducabilité
Dans son mécanisme, cette problématique mobilise plusieurs dimensions : psychologique, philosophique, scientifique, politique. C’est pourquoi il est difficile de la résoudre ou de la gérer simplement. Tout comme il est difficile de faire évoluer les mentalités qui se sont construites sur des intuitions que certains idéologues ont renforcées avec des considérations philosophiques et morales aussi implacables que spécieuses, faisant admettre au plus grand nombre que l’intérêt de tous se confond avec l’intérêt d’une minorité dominante. Toute l’histoire politique et morale du genre humain est traversée par cette tension qui irrigue bien des débats contemporains.
Or, en refusant de reconnaître que tous les enfants sont capables d’apprendre et de progresser, on justifie implicitement le renoncement à l’instruction pour certains. Ce faisant, c’est tout l’idéal humaniste de la République, mais aussi l’aspiration universelle aux droits de l’homme, comprenant le droit à l’éducation, qui sont remis en cause. On peut même ajouter que c’est la vertu même de l’éducation qui se voit niée, puisqu’on affirme plus ou moins explicitement que celle-ci serait impuissante à l’égard de certains individus que la nature aurait rendus imperméables à tout progrès cognitif et culturel. Ce faisant, on pose comme allant de soi le refus de l’éducabilité, ce « principe logique, heuristique et éthique selon lequel toute personne peut apprendre, toute personne est éducable » (définition donnée par le dictionnaire Robert). Or, comme l’analyse Philippe Meirieu dans l’article qu’il consacre à l’éducabilité dans le dictionnaire lié à son cours de pédagogie, « Le principe d’éducabilité et son corollaire, le principe de non-réciprocité, sont donc au cœur de la dynamique pédagogique, ils en constituent, en quelque sorte, le pari fondateur… Choix éthique et politique à la fois, ils sont, en réalité, la véritable « pierre de touche » de bien des débats qui auraient intérêt, pour la clarté de la discussion actuelle, à faire ressortir systématiquement cette dimension des choses ». Philippe Meirieu précise : « Le piège, en Éducation, c’est de confondre la formation d’une personne et la fabrication d’un objet, de ne pas supporter que l’autre nous échappe, se récuse… et d’abandonner le principe d’éducabilité quand l’autre ne nous paye pas des efforts que l’on a fait pour lui par sa reconnaissance, sa soumission ou sa réussite. Le vrai pari éducatif c’est celui de l’éducabilité associé à celui de la non-réciprocité : tout faire pour que l’autre réussisse, s’obstiner à inventer tous les moyens possibles pour qu’il apprenne mais en sachant que c’est lui qui apprend et que, tout en exigeant le meilleur, je dois me préparer à accepter le pire… et surtout à continuer à exiger le meilleur après avoir accepté le pire ! »
Les débats du législateur
On comprend alors qu’avec l’affirmation que tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser, le législateur a introduit le principe de l’éducabilité dans le corpus légal des principes généraux de l’éducation. Ce n’est pas anodin et encore moins superfétatoire. Mais pour en bien saisir les enjeux, il faut prendre le temps d’observer cet épisode législatif dont les débats sont parfaitement documentés sur les sites internet de l’Assemblée nationale et du Sénat. Ce sera l’objet du prochain billet.
Dominique Momiron
Déclaration de Salamanque et cadre d’action pour les besoins éducatifs spéciaux
Convention relative aux droits des personnes handicapées de l’ONU, 2006
Déclaration de Lisbonne de 2007, ce que pensent les jeunes de l’éducation inclusive
L’article « Éducabilité » du dictionnaire de pédagogie de Philippe Meirieu
Élèves en situation de handicap : « Il n’y aura pas de retour en arrière, tous les enfants ont le droit d’être scolarisés », tribune de l’IGESR Martine Caraglio (Le Monde, 25 janvier 2022)