Alors que la torpeur estivale nous prend et que les vacances s’annoncent, il est temps de quitter des yeux vos ordinateurs, tablettes et smartphones avant que la rentrée ne vous rattrape. Lorsque celle-ci frappera à la porte, les cent ans de la Révolution russe d’octobre et de la prise de pouvoir par les bolchéviques vous saisiront. Je vous propose de l’observer depuis la Suisse de 1915 et de 1916.
Peut-être que cet été sera pour vous l’occasion de venir en Suisse et notamment dans une de ses principales zones touristiques : l’Oberland bernois. Si en plus, comme moi, vous êtes motards, alors je vous conseille d’aller à la rencontre de deux lieux associés tant à la Première Guerre mondiale, à la Révolution russe qu’au pacifisme et à l’histoire suisse.
Concernant le parcours, celui-ci part de la ville de Berne, où Lénine se réfugie en août 1914, après avoir été brièvement emprisonné en Galicie (Pologne).
De Berne, vous prendrez la direction de Thoune par la route cantonale jusqu’à Kehrsatz. A la gare de Kehrsatz, vous traverserez les voies de chemins de fer pour emprunter la ZimmerwaldStrasse que vous suivrez jusqu’à Zimmerwald, premier lieu associé à la Révolution russe en Suisse. Arrêtez-vous au restaurant Löwen, un charmant établissement, pour y boire un café ou déjeuner.
Robert Grimm, vers 1910 (Wikipedia, domaine public)
C’est dans cette petite localité que se réunirent, sous couvert d’un rassemblement d’ornithologues, du 5 au 8 septembre 1915, à l’initiative du socialiste suisse Robert Grimm, 38 délégués socialistes de 11 pays européens opposés à la guerre. Parmi ceux-ci, on trouve Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, et Lev Davidovitch Bronstein, dit Léon Trotski. Deux tendances distinctes vont apparaître durant la conférence, une minorité -la «gauche de Zimmerwald» conduite par les bolcheviks et par Lénine- exige une condamnation claire des Partis socialistes qui avaient voté les crédits de guerre. De l’autre, les «pacifistes», dont Robert Grimm, comptent sur la négociation pour rétablir la paix.
Malgré tout, un manifeste est rédigé par Trotski et signé par la plupart des participants. Cependant, les tenants de la «gauche zimmerwaldienne», Lénine en tête, annoncent qu’ils emprunteront une voie politique indépendante . Celle-ci influencera grandement le cours des événements en Russie. La rupture envisagée par Lénine est d’ores et déjà annoncée.
Pour sa part, le manifeste souligne le caractère impérialiste de la guerre et la nécessité «d’entreprendre la lutte pour une paix sans annexions ni indemnités de guerre». Le manifeste stipule notamment qu’une «telle paix n’est possible qu’à condition de condamner toute pensée de violation des droits et des libertés des peuples. Elle ne doit conduire ni à l’occupation de pays entiers, ni à des annexions partielles.»
(Lithographie – Wikipedia, domaine public)
Fort empruntées par la tenue d’une conférence qui n’avait rien d’ornithologique, les autorités communales et les habitants auront beaucoup de difficultés à en assumer l’histoire et la dimension quasiment mythique que prit le nom de leur village. Saisi d’effroi, Zimmerwald redouta de devenir un sanctuaire communiste. Zimmerwald a fini par régler le problème en adoptant une loi pour l’oubli. En 1962, les monuments et plaques commémoratives, quels qu’ils soient, furent interdits. Zimmerwald redoubla d’efforts en 1971 et fit démolir la pension dans laquelle Lénine avait logé. En 2015, le président de la commune, Fritz Brönnimann, abordait la Conférence de Zimmerwald de manière plus pragmatique et des célébrations purent y avoir lieu. Cependant, cette sérénité retrouvée eut ses limites puisque «Hot Lenin» groupe de jazz local, inscrit dans un premier temps aux cérémonies de la commune, a finalement été déprogrammé. Il s’appropriait de manière trop décontractée le nom de Lénine !
Profitez néanmoins du décor pour vous imprégnez de la vue et du paysage qu’eurent sous leurs yeux les participant à la Conférence en 1915, puis poursuivez votre route en direction de Riggisberg. Vous disposerez d’un point de vue magnifique sur les Alpes bernoises avant de poursuivre en direction du lac de Thoune et de votre deuxième étape historique : Kiental et l’hôtel Bären.
Contrairement à Zimmerwald, les autorités n’ont pas détruit l’hôtel dans lequel la conférence de Kiental s’est tenue du 24 au 30 avril 1916. L’hôtel est d’ailleurs toujours en activité et vous pourrez donc, si vous le souhaiter, vous installer dans la salle à manger pour vous imprégner de ce lieu. Aux murs, une petite exposition commémorative vous présente l’hôtel et Kiental à l’époque de la Conférence. Cependant, si vous trouverez des photographies des guides de l’époque, nulle photographie ne présente quelques-uns des illustres participants à la conférence !
Concernant la conférence, plus que celui de Zimmerwald, le manifeste de Kiental critiqua les socialistes, qui approuvaient majoritairement la conduite de la guerre de leurs gouvernements respectifs.
Pour en revenir à Lénine, il devra quitter son domicile bernois en 1916 pour un nouveau logement à Zurich. Le 27 mars 1917, Lénine et ses partisans quitteront la Suisse pour la Russie, en passant par l’Allemagne, dans un train spécialement organisé par Fritz Platten, fondateur du Parti communiste suisse et participant aux deux conférences. Le 3 avril, le train arrive en gare de Pétrograd en pleine révolution de février. Dès lors, Lénine pourra donner vie à certaines de ses déclarations de Zimmerwald. La Première Guerre mondiale se transforma réellement en guerre civile en Russie, une véritable tragédie nationale.
Quant aux idéaux de justice sociale, ils se réalisèrent non pas en Russie, mais en Suisse, et ce sans aucune effusion de sang. Robert Grimm (1881-1958), partisans de la ligne pacifiste, y participera grandement.
A part le Conseil fédéral, Robert Grimm endossera toutes les responsabilités politiques existantes en Suisse. Il sera ainsi conseiller national de 1911 à 1919, puis de 1920 à 1955, président du Conseil national en 1946, après avoir connu un premier échec en 1926 en raison de sa virulence, conseiller d’Etat du canton de Berne de 1938 à 1946. Même devenu homme d’État, Grimm restera un marxiste convaincu. Il reste ainsi favorable au dépassement du capitalisme. Pour lui, la participation dans les gouvernements n’est pas un but en soi, mais « une question tactique, à trancher en fonction des rapports de force et de pouvoir existants ».
Robert Grimm incarne l’intégration des socialistes dans les institutions. Une carrière surprenante quand on sait que l’homme passa six mois de son existence en prison. Parce que, si Robert Grimm est entré dans l’histoire suisse, c’est surtout pour le rôle majeur qu’il joua à la tête de l’organisation de maintes grèves, dont la plus célèbre : la grève générale de novembre 1918, celle qui vit 250?‘000 travailleurs débrayer, trois jours durant, dans une Suisse qui ne comptait alors que 4? millions d’habitants. Cette grève qui s’interrompit face à l’armée menaçante mais qui conduisit, un an plus tard, à la semaine de 48?heures et à des élections anticipées pour la première fois à la proportionnelle (deux revendications des grévistes). Tandis que d’autres revendications se réalisèrent bien plus tard telle l’Assurance Vieilles et Survivants (AVS)… en 1948.
N’oubliez pas néanmoins de profiter du décor splendide des Alpes bernoises et de la quiétude de votre été.
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur,
Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
Bibliographie
* 100 Jahre Zimmerwalder Konferenz.
http://www.zimmerwald1915.ch
* Bellini, C. (2015). Lénine, grand-père et moi. L’Hebdo, 16 juillet. Lien :
http://www.hebdo.ch/hebdo/cadrages/detail/lénine-grand-père-et-moi
* Capone, N. (2015). Zimmerwald, berceau de la révolution russe. Swissinfo, 8 novembre. Lien :
https://www.swissinfo.ch/fre/commémorations_zimmerwald–berceau-de-la-révolution-russe/41756042
* Conférence de Kiental. Wikipedia. Lien :
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Conférence_de_Kiental
* Degen, B. (2007). Kiental, conférence de. Dictionnaire historique de la Suisse. Lien :
http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F17331.php
* Degen, B. & Richers, J. (Éds). Zimmerwald und Kiental. Weltgeschichte auf dem Dorfe. Zurich: Chronos Verlag.
* Kaufmann, L. (2014). Pourquoi enseigner la Première Guerre Mondiale en Suisse ? Le Café pédagogique, No 151, mars. Lien :
http://cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/schumaines/histoire/Pages/2014/151_lachronique.aspx
* Kaufmann, L. (2014). La Suisse et la Première Guerre mondiale : 2. économie de guerre et situation sociale. Lien :
https://lyonelkaufmann.ch/histoire/2014/08/22/la-suisse-et-la-premiere-guerre-mondiale-economie-de-guerre-et-situation-sociale/
* Lettau, M. (2015). Les chants de Lénine, Trotski, Grimm et d’autres résonnent encore dans la bourgade tranquille de Zimmerwald. Revue suisse. La revue des Suisses de l’étranger, août 4/15. Lien :
http://www.revue.ch/fr/editions/2015/04/detail/news/detail/News/les-chants-de-lenine-trotski-grimm-et-dautres-resonnent-encore-dans-la-bourgade-tranquille-de/
* Le manifeste de Kiental. Lien :
http://www.brizon.org/spip.php?article11
* Manifesto (1915). International Socialist Commission at Berne, Bulletin No. 1, p. 2, 21 septembre. Source: The Bolsheviks and War, par Sam Marcy. Traduction d’Andy Blunden. Lien :
https://www.marxists.org/history/international/social-democracy/zimmerwald/manifesto-1915.htm
· Robert Grimm. Wikipédia. Lien :
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Robert_Grimm
* Zubler, V. (2008). Le lieu du jour. Zimmerwald, sur les pas de Lénine. Le Temps, 3 septembre. Lien :
https://www.letemps.ch/2008/09/03/lieu-jour-zimmerwald-lenine
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