Deux questions iconoclastes, étroitement liées entre elles, me viennent à l’esprit. Avant d’examiner brièvement la seconde, demandons-nous d’abord si dans un pays économiquement développé comme le nôtre, il y a désormais besoin de plus d’éducation ? Aussi dérangeante soit-elle, cette première question mérite d’être posée. En particulier, faut-il des études exclusivement générales et de plus en plus longues, comme nombreux le demandent avec insistance, alors que, déjà pour Marc Bloch, « beaucoup de professions sont une bien meilleure école » ?
Alors qu’il dispose du premier budget de l’État, le problème principal de notre système éducatif français, est-il d’ordre quantitatif ? Non, bien sûr ! Pourtant, d’aucuns, en grand nombre, semblent le penser, mais n’est-ce pas simpliste ? Tout s’apprend-il à l’école ? Certes pas ! Alors, dans les apprentissages des élèves, peut-on distinguer la part, cadrée et très limitée, assurée par le domaine scolaire et celle, moins visible mais beaucoup plus large et variée, du secteur hors-scolaire ? Sait-on comment les deux s’articulent ? Peut-on faire mieux ? Oui, assurément et je regrette que peu de recherches nous éclairent à ce sujet.
Prisonnier des jeux et des réseaux sociaux
Par comparaison, deux cas extrêmes permettent de comprendre l’importance du hors-scolaire pour les élèves. Peut-on ignorer que pour une minorité d’entre eux, les repas, surtout celui du soir, se prennent à table, avec les parents, bénéficiant d’échanges sur l’actualité du jour ou de la semaine, éclairée par les philosophes grecs ou des Lumières, par Joachim du Bellay ou Jacques Prévert et les connaissances les plus récentes empruntées aux mondes artistique, littéraire et scientifique ? Pour les enfants qui ont cette chance, la culture est au centre de leurs échanges. Dans ces familles, souvent bobos, un commun culturel se construit peu à peu. Les réseaux sociaux restent accessoires ; ils n’apportent qu’un complément, par un usage limité et surtout réfléchi. Elon Musk et ses redoutables compères chinois restent à la place qui leur sied.
En revanche, pour la majorité des autres enfants, notamment ceux de la large classe moyenne, le temps des repas est différent. Dans le lieu familial, une ferme, une maison, un appartement, chacun se sert quand il le veut, directement dans le frigo, puis mange dans son coin, un téléphone à la main, prisonnier à la fois de jeux le captivant et des réseaux sociaux noyés sous leurs fake-news abrutissantes.
Une différence d’abord culturelle
La différence entre ces catégories de situations ne tient pas au niveau économique des familles, tout au moins pas seulement ; elle est d’abord culturelle. Nous connaissons tous, près de nous, des exemples qui ressemblent à l’un ou à l’autre de ces deux cas extrêmes et nous pouvons, année après année, observer leurs conséquences sur le développement social et cognitif des enfants concernés. Bien sûr, existent de nombreuses autres situations où se créent de véritables « cultures de niches », en grand nombre, notamment dans le monde rural ou dans certains quartiers, sans pour autant « faire société ».
Comment penser que ces attitudes bien différentes ne jouent pas un rôle déterminant sur ce qui se fait à l’École ? Pour le croire, il faudrait être naïf ! Soucieux pour leurs enfants, les enseignants le savent bien. Quelles sont les conséquences éducatives et sociales de ces différentes situations ? Quelle visée commune ont-elles ? Apparemment aucune ! Plusieurs France différentes, plusieurs micro-sociétés s’opposent entre elles, se construisent en parallèle et, nous le savons, en géométrie euclidienne, les parallèles ne se rejoignent qu’à l’infini !
En réalité, où et comment se construit le commun du pays ? Où se développe le lien social, cognitif et culturel ? Comment fait-on société ? L’École est loin d’y suffire, surtout lorsqu’elle reste enfermée sur elle-même[1] et ses vieux présupposés. Des communs différents, chacun avec sa légitimité (parfois très discutable), s’opposent ouvertement entre eux. Cela fait-il pour autant société ? Je ne le crois pas.
Se construire culturellement
En second lieu, vis-à-vis de l’École, quelles sont les attentes des citoyens ? Des jeunes ? Des entreprises ? Des différents pouvoirs et services publics ? Des milieux pédagogiques ? Des associations ? Des élus locaux ? Elles sont fractionnées et très différentes les unes des autres.
Dans un sain principe d’égalité républicaine, afin de garantir la réussite scolaire et sociale de chaque enfant, paradoxalement peut-être, j’en arrive à estimer que l’objectif principal de notre système éducatif devrait être de développer massivement l’individualisation des apprentissages, sociaux et cognitifs, des enfants. Dans le but que chaque élève, à sa façon personnelle, puisse culturellement se construire. Socialement aussi, bien sûr. Que chacun puisse se réaliser dans sa singularité qui n’a rien d’uniforme.
L’individualisation ne doit plus être réservée, comme elle l’est aujourd’hui en France, aux enfants des familles bobos des métropoles et à certaines écoles. Tous les élèves y ont droit ! Cela suppose que l’on évite de confondre la construction du commun avec la volonté, artificielle, d’uniformité des pratiques pédagogiques car, en fait, elle n’est qu’un cache-misère intellectuel et culturel.
Notre école n’a pas besoin de nouveaux programmes, de nouveaux horaires ou de nouvelles structures, mais d’une « révolution culturelle » vers des pratiques loin des circulaires normatives. Elle doit viser à accompagner chaque enfant dans la singularité de son projet de vie. Le temps de l’individualisation des apprentissages est venu.
Alain Bouvier
Professeur associé à l’université de Sherbrooke
[1] À la satisfaction des statuquologues. Cf. mon livre Pensées sur l’éducation (2024), Éditions du Panthéon, Paris
