Hervé Allesant est enseignant référent aux usages du numérique dans l’académie d’Aix-Marseille. Dans cet entretien, il présente son parcours, son expérience d’ERUN et nous livre sa vision du numérique dans l’Ecole. « Le poison est dans la dose » dit-il, si « l’arrivée des outils numériques, qui ont un potentiel de rabattre les cartes, [elle] peut aussi amplifier ces écarts ». Il nous parle de l’aide des outils numériques dans la réussite des élèves, et c’est bien là que se niche la motivation première de ce professeur. « Tant qu’on aidera les élèves à produire, que ce soit sur un cahier, avec une tablette pour faire une photo, une vidéo, une émission de radio, ou à l’aide d’une IA pour illustrer un poème, sur un réseau social pour parler à des copains, nous serons en train de jouer notre rôle pour les aider à s’émanciper de la technique et les aider à devenir des citoyens éclairés et libres ». Hervé Allesant partagera régulièrement dans le Café pédagogique des billets.
Vous êtes ERUN, pouvez-vous présenter votre fonction ?
ERUN, anciennement appelé ERIP ou encore Animateur TICE, c’est un poste à profil au sein de l’éducation nationale, dans le premier degré. Selon les académies, on parle aussi de conseiller pédagogique numérique. Les réalités de terrain sont différentes, on peut être déchargé de classe à temps plein, ce qui est mon cas, ou à mi-temps. On est généralement rattaché à une ou deux circonscriptions qui varient en taille et en nombre d’écoles.
Quelle que soit notre appellation, le but de notre poste est de soutenir les usages du numérique pédagogique auprès des équipes de circonscriptions d’abord, notamment auprès des IEN et des CPC, puis d’impulser des pratiques pédagogiques numériques vertueuses, réfléchies et éthiques au sein des équipes dans les écoles.
Dans les faits, quand on en discute au sein de l’association des formateurs TICE réseau national (AFT-RN) c’est un travail qui est vu chez certains collègues enseignants ou par certaines collectivités comme un travail de technicien : effectivement, on a les compétences pour débloquer un compte, installer un logiciel, une imprimante, mettre à jour une tablette, mais nous sommes avant tout des pédagogues, des enseignants experts dans les pratiques de classe mais également en pédagogie numérique. Certains d’entre nous ont le CAFIPEMF et nous avons donc un recul didactique sur l’impact du numérique sur l’enseignement des fondamentaux, et pouvons proposer des pratiques de classe innovantes à tous les professeurs du premier degré, voire en formation d’adultes.
Pourquoi et comment êtes-vous passé de professeur des écoles à ERUN ?
J’ai un parcours particulier, car j’ai d’abord été intervenant musical dans le premier degré (je suis titulaire du DUMI) pendant une quinzaine d’années avant de passer le concours de professeur des écoles. Pendant ces années-là, j’enseignais la guitare, et j’avais une chaine YouTube ou j’avais mis en ligne des leçons pour compléter les cours que je donnais « en vrai » dans les écoles de musique. Une sorte de classe inversée avant qu’elle ne s’appelle comme ça. J’avais également développé des compétences de webmaster car ça me rendait plus facilement employable par les écoles de musique associatives avec lesquelles je travaillais.
Quand j’ai eu le concours, en 2013, je jouais du ZZ Top le 31 août sur scène dans un rassemblement de bikers, et le 3 septembre, je me retrouvais en classe à 100 % avec un CE1. N’ayant absolument aucune idée de ce qu’il fallait faire, j’ai suivi à la lettre une méthode en français et en maths. Et comme la méthode de maths encourageait la technique de la soustraction par cassage de dizaines, je me suis dit que j’allais créer une vidéo pour que les parents n’enseignent pas la technique du maintien des écarts (avec la fameuse phrase je pose 1 et je retiens 1, que personne ne comprend vraiment) s’ils voulaient soutenir leur enfant à la maison. Et c’est devenu une habitude. Pour chaque sortie, je faisais une vidéo, puis pour les lectures, pour les problèmes en maths, pour la lecture de l’heure, pour l’histoire… L’enseignante maitre formatrice qui me suivait était très inquiète pour ma titularisation, car tout cela n’était absolument pas dans les habitudes il y a 10 ans. J’avais récupéré des vieux PC sous GNU/Linux que j’avais installés en fond de classe et où les élèves pouvaient aller consulter les vidéos de ma chaine YouTube pour revoir les notions s’ils n’avaient pas la possibilité de le faire depuis chez eux.
Ce qui m’a convaincu du potentiel de cette pratique, c’est le petit T., allophone, d’une famille très pauvre, qui n’était pas lecteur en CE1. Il avait compris que je mettais la vidéo du texte du lundi matin aux alentours de 16 heures le dimanche. Il partait alors avec son frère qui avait un smartphone au snack du coin, où il y avait une borne wifi gratuite, et s’entrainait à lire le texte. Un lundi matin, il est venu me voir et m’a dit « maitre, aujourd’hui, tu m’interroges, je sais lire ». Quand j’évoque cette histoire, je suis encore submergé par l’émotion, parce que ça m’a intimement persuadé que le numérique va pouvoir aller aider ces gamins qui ont besoin d’un peu plus que la classe pour être en réussite. J’ai heureusement été titularisé en fin d’année par un IEN musicien qui avait compris ma démarche.
L’année suivante, j’ai eu un poste dans une des écoles Freinet de la ville de Marseille, où très vite, j’ai appliqué les techniques Freinet mais assistées par ordinateurs. QR-codes un peu partout dans la classe, fil twitter alimenté par les élèves… Je dirais que ces façons de faire ont été repérées par mes IEN successifs, certains étant plus compréhensifs que d’autres avec ces méthodes qui sortaient un peu des clous.
Mes trois dernières années, en me basant sur les travaux de Sylvain Connac et des copains de l’ICEM pédagogie Freinet où je milite encore, j’ai eu une classe unique, avec 5 niveaux du CP au CM2, et où chaque élève pouvait travailler à son propre niveau en consultant des vidéos, avec un plan de travail individualisé. Comme je voulais partager mes pratiques et mes trouvailles avec d’autres enseignants, je suis devenu MAT, j’ai obtenu le CAFIPEMF et la transition a été naturelle vers le poste d’ERUN, que j’occupe depuis 3 ans.
Comment accompagner les professeurs ?
J’accompagne 80 écoles sur deux circonscriptions. Donc j’ai l’impression de saupoudrer plus qu’accompagner. Ce que je vois, c’est que chaque enseignante et enseignant ont choisi ce métier parce qu’ils croient à l’éducabilité des élèves. Le problème, c’est que désormais, on attend énormément de choses de l’Ecole, et malheureusement, les travaux de recherche le montrent, on n’arrive plus à compenser les écarts sociaux quand un gamin rentre à l’école. Et l’arrivée des outils numériques, qui ont un potentiel de rabattre les cartes, peut aussi amplifier ces écarts. Quand je parle aux enseignants de leur rôle essentiel pour que les familles les plus éloignées du système scolaire pour apprendre à se connecter et à utiliser un ENT, ils le comprennent, mais se sentent dépassés, par le manque de temps, de formation, et d’espace pour assurer ce qui relève d’un service public.
Par rapport à la formation, on sait que les plans français et maths ont pris l’essentiel de nos 18 heures de formation. Alors les ERUN bricolent. Je rassemble les directeurs sur leur temps de décharge, je vais manger entre midi et deux avec les équipes, on fait de la co-intervention en classe. Je leur montre des « astuces » plus que je fais de la formation. Quand les enseignants voient le potentiel de l’utilisation d’une seule tablette dans la classe, ils me disent « je vais la prendre pour travailler pendant les vacances », parce que l’utilisation en classe d’un outil est directement corrélée à l’usage personnel de l’enseignant, et ça prend du temps.
D’après vous, les usages numériques font-ils partie des pratiques adoptées aujourd’hui ?
C’est inégal sur le territoire français. Les communes équipent les écoles du premier degré, et les maires ne sont pas tous bien au fait de ce que l’on peut ou doit faire. Ce rôle de conseil est important chez certains ERUN dans les milieux ruraux par exemple.
Il y a également l’initiative des Territoires Numériques Educatifs qui a fourni des moyens aux communes pour équiper, former et accompagner les familles et les enseignants sur plusieurs régions, dont les Bouches-du-Rhône. Sur Marseille, un grand plan porté par la commune et l’Etat va donc, à terme, équiper chaque classe d’élémentaire et chaque école maternelle d’un écran numérique interactif. Ça permet d’utiliser en classe des outils commerciaux, fournis par TNE, mais également des outils développés par des enseignants et hébergés sur la forge des communs numériques éducatifs, qui permettent d’accompagner les enseignants dans des pratiques de classe plus efficaces pour l’apprentissage des élèves, comme les outils formidables d’Arnaud Champollion, ERUN dans le 04.
Que répondre a la question du tout numérique dans le 1er degré, peur, fantasme ou réalité ?
J’ai deux visions contradictoires du futur dans le numérique, notamment avec l’avènement des IA : celle de Barjavel dans La nuit des temps et celle du monde de Terminator. La première, où les machines ont permis à chacun d’avoir un revenu minimum garanti et vivre sans contraintes, et l’autre où des robots massacrent les humains.
Cette schizophrénie numérique me fait interroger l’usage du numérique dans la vie de tous les jours mais dans l’école, notamment au niveau de la maternelle, tout en étant persuadé que ne rien faire est aussi, voire plus dangereux, car si un enseignant refuse d’utiliser des écrans en classe, les enfants seront exposés à des utilisations du numérique seulement dans un cadre familial et ludique, sans possibilité de se dire que c’est également un outil pour travailler, communiquer et apprendre. Le rapport sorti cette année autour des écrans en classe montre bien les limites du tout écran et de la « technoférence » dans les familles. Mais je crois que le poison est dans la dose : j’ai vu cette petite Ukrainienne avoir les yeux s’illuminer car elle pouvait comprendre un problème de maths parce que j’avais installé « google lens » sur sa tablette. Et en même temps, je vois les grandes entreprises tenter de se partager le marché du numérique éducatif car les enjeux sont colossaux.
Quand je doute, je me réfère aux travaux de Margarida Romero : on ne se trompera pas tant qu’on mettra les élèves en posture de créateurs face à un outil numérique, quel qu’il soit. C’est aussi, je pense, l’enjeu de l’école, avec le cycle des innovations de plus en plus rapide. Tant qu’on aidera les élèves à produire, que ce soit sur un cahier, avec une tablette pour faire une photo, une vidéo, une émission de radio, ou à l’aide d’une IA pour illustrer un poème, sur un réseau social pour parler à des copains, nous serons en train de jouer notre rôle pour les aider à s’émanciper de la technique et les aider à devenir des citoyens éclairés et libres.
Propos recueillis par Djéhanne Gani