« Comment cet enfant qui ne mange pas à sa faim peut-il se concentrer la journée à l’école ? » Dans cette tribune, Laurence De Cock invite à ouvrir les yeux sur la pauvreté : « On ne lutte pas contre la détresse en détournant les yeux, et on ne prétend pas agir contre les inégalités sans un état des lieux exact de la situation » alerte-t-elle alors que le gouvernement ne répond pas à ATD quart monde.
Depuis des mois le gouvernement ne répond plus à ATD quart-monde, l’une des principales associations chargées de lutter contre la pauvreté. C’est ce qu’a expliqué sa présidente, Marie-Aleth Grard, lors du congrès national de la FCPE le 7 décembre dernier intitulé opportunément « Ce que la pauvreté fait à l’école, ce que l’école fait de la pauvreté ».
Il faut mesurer ce que cela signifie. Ils ne font même plus semblant de s’intéresser au sort des plus démunis, même lorsqu’il s’agit d’enfants.
Pourtant les dernières enquêtes sur la pauvreté en France sont alarmantes. Parmi elles, celle de l’UNICEF focalisée sur la question des enfants. À partir d’entretiens réalisés auprès de 20000 enfants entre 6 et 18 ans, l’organisation nous livre un portrait du monde de l’enfance en général, en insistant sur trois dimensions : les privations, le déficit de protection, et le rejet social.
Naturellement, le verdict est sans appel, ces trois dimensions se cumulent chez les enfants pauvres, et plus encore chez ceux vivant dans des conditions de précarité aiguës (hébergements d’urgence, hôtels sociaux, rue). À tout ceci s’ajoute un angle mort, chiffre effarant : il y a, en France, 330 000 enfants non scolarisés. Le gouvernement s’était engagé à lancer un observatoire de la non-scolarisation, qui n’a jamais vu le jour.
C’est à se demander si nos dirigeants veulent voir, et savoir.
Cachons, réprimons
Quand le ministère de l’Éducation a-t-il feint pour la dernière fois de s’intéresser au sujet ? Lorsqu’il a été question d’expérimenter les uniformes, présentés comme un moyen de camoufler les inégalités sociales. À grand renfort de formules de com’, on nous expliquait alors qu’il fallait agir contre la honte sociale ressentie par les enfants des catégories populaires. Cacher les stigmates de la pauvreté plutôt que de lutter contre, tout un programme.
Au même moment, on apprenait qu’en plein mois de janvier 2024, une directrice de l’académie de Toulouse ayant eu l’outrecuidance d’accueillir des enfants à la rue dans son établissement était convoquée au rectorat pour être sermonnée. Les reportages télévisés se multipliaient pour montrer les enfants frigorifiés, dormant dans la rue : 200 à Strasbourg, 400 à Paris. Un reportage nous avait toutes et tous saisis d’effroi « J’ai froid » pleurait un enfant blotti contre sa mère. Cette année les choses ne vont guère mieux. Elles sont juste recouvertes d’une chape de plomb. Dans un lycée professionnel parisien, des enseignants ont lancé une cagnotte pour aider une vingtaine d’élèves dormant dans la rue, sans le soutien de leur chef d’établissement craignant pour la réputation de son lycée. Dans quelques jours, si rien n’est fait, ces élèves ne pourront plus se réchauffer au moins pendant la journée.
L’enfance pauvre
Les analyses sur les parcours scolaires des enfants pauvres se concentrent sur leur devenir en pointant les effets du déterminisme social. Ce faisant, elles privilégient des données quantitatives dont on comprend l’utilité mais qui passent sous silence l’expérience subjective de la pauvreté. Qu’est-ce qu’une enfance en tant que pauvre ? Dans son livre magnifique, L’exception consolante, Jean-Paul Delahaye raconte son quotidien d’enfant, dans une fratrie de cinq enfants, auprès d’une mère seule. Il raconte l’attente des allocations familiales, l’enveloppe que l’on guette pour régler ses dettes. C’était il y a longtemps mais les choses ont-elles vraiment changé ? Que ressent un enfant qui attend le panier solidaire de victuailles dans la file auprès de sa maman ? Qui s’habille grâce aux dons de la Croix rouge, ne s’autorise pas à saliver devant les vitrines de Noël, entend sa mère pleurer le soir tandis qu’il dort dans un lit glacial quand il en a un … Comment cet enfant qui ne mange pas à sa faim peut-il se concentrer la journée à l’école ? Que ressent cet enfant qui n’invitera jamais d’ami chez lui, et ne sera pas non plus invité. Dont les autres diront qu’il pue, qu’il est laid, gras, maigre, boutonneux, triste, ennuyeux … Cet enfant cheminera entre la rage et la honte. Et c’est cette réalité-là que le gouvernement s’échine à nier.
Ouvrir les yeux
Dans les années 1930, le couple Freinet, instituteur et institutrice en Provence, parlait de « matérialisme éducatif ». Militants communistes, Élise et Célestin avaient théorisé le lien entre les conditions matérielles d’accueil des enfants et la qualité de leur travail : « N’oubliez pas enfin qu’il n’y a pas de pire handicap pour des enfants que la misère physiologique. En réclamant pour vos salaires en luttant pour le travail et le pain vous luttez pour une meilleure éducation de vos enfants car un régime qui attente aussi gravement que le régime actuel à votre niveau de vie atteint encore plus profondément vos enfants dans leurs possibilités éducatives quelles que soient les apparentes sollicitudes foncièrement hypocrites par lesquelles on tente de masquer ce crime social. Ne séparez donc pas dans votre lutte quotidienne des revendications qui sont aussi intimement liées : il n’y a pas d’un côté votre vie à vous votre travail exténuant votre asservissement et votre misère et de l’autre la possibilité pour vos enfants de profiter de l’école capitaliste pour s’émanciper et secouer le joug de l’exploitation. Ces deux questions sont intimement matériellement liées : votre misère c’est la misère de vos enfants leur défiance scolaire leur impuissance devant la vie un anneau seulement de la chaîne qui vous rive à vos maîtres » écrivait Célestin aux parents en mars 1935 dans sa revue l‘Éducateur prolétarien. Ils rappelaient ainsi qu’un enfant élevé dans des conditions de pauvreté ne peut ni progresser, ni s’épanouir dans les mêmes conditions que les enfants issus de milieux favorisés. C’est aussi simple que cela et ça va mieux en le disant.
On ne lutte pas contre la détresse en détournant les yeux, et on ne prétend pas agir contre les inégalités sans un état des lieux exact de la situation. Les associations spécialisées dans les droits de l’enfant et dans le combat contre la précarité sont prêtes à partager le produit de leurs enquêtes. Il faut désormais leur ouvrir les portes du ministère.
Laurence De Cock
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