Le jeu pédagogique « L’arbre à défis », créé par l’association Enquête, est un outil d’éducation à la laïcité par l’enseignement des faits religieux pour les élèves de cycle 3. Une étude comparative menée par l’OCDE auprès de 1 800 élèves des académies de Créteil, Versailles et Paris montre que les élèves ayant participé au jeu comprennent et soutiennent davantage le principe de laïcité que ceux n’en ayant pas bénéficié. Une étude qualitative complémentaire montre l’investissement des élèves et les rassurances des enseignant.es. Rencontre avec Tasnime Pen Point, chargée de projets pédagogiques et formatrice à l’association Enquête, et Séverine Fix-Lemaire, docteure en sciences de l’éducation et de la formation, spécialiste de l’éducation à la citoyenneté ayant réalisé l’enquête de qualité.
En quoi l’enquête menée montre une reconstruction de représentations liées aux convictions religieuses qui participe à faire vivre le principe de laïcité ?
Tasnime Pen Point (TPP) : L’étude montre qu’il y a une réelle progression, plus ou moins importante, sur l’ensemble des objectifs visés par le jeu « l’arbre à défis ». Ainsi, la part des élèves capables de distinguer savoir et croire augmente de 30% entre ceux qui ont bénéficié des séances et les autres : la part des élèves qui affirment qu’il est impossible de vérifier s’il existe un dieu, plusieurs dieux ou pas de dieu augmente passe de 39% à 50%. La familiarisation des élèves avec les différentes convictions et la compréhension qu’elles relèvent d’un choix personnel est également plus forte. On a un véritable effet de bascule de minorité à majorité sur la capacité à distinguer la conviction de la nationalité ou de l’origine géographique. Par exemple, la part passe de 46 à 62% dans la capacité à comprendre qu’être « arabe » n’est pas forcément être « musulman » ou qu’être « juif » n’est pas forcément être « israélien ».
Par ailleurs, si au départ la moitié des enfants associent la laïcité à la liberté d’avoir une religion ou d’en changer, ce qui est plutôt bon signe, les trois quarts des enfants qui ont utilisé le jeu en deviennent convaincus : on passe de 53 à 70 %. C’est un bond significatif ! Les séances favorisent l’acceptation à l’égard des autres convictions, et en particulier l’athéisme. La part des élèves qui soutiennent la liberté d’interpréter et de pratiquer sa religion, de ne pas se faire imposer de normes religieuses, passe de 50 à 62%. Enfin, la compréhension du principe de laïcité augmente également. L’enquête vient conforter les retours enthousiastes que nous avions des enseignantes et enseignants, mais on pouvait se dire qu’il existait un biais de satisfaction.
Séverine Fix-Lemaire (SFL) : La laïcité n’est pas considérée comme une suite d’interdits, comme cela peut être le cas parfois au départ, mais bien comme une liberté de conscience, un principe qui autorise. Cela devient assez clair au fil des séances. En observant les classes, je constatais que ce principe devenait en effet la norme. L’intégration d’une laïcité comme une défense des libertés et la conscience chez les élèves qu’ils vivent dans cette société-là est palpable.
L’étude qualitative a permis de constater des progrès divers chez les élèves ?
TPP : Au-delà des objectifs de connaissance des faits religieux ou sur la laïcité, l’étude qualitative permet effectivement de noter des améliorations dans d’autres compétences : au niveau de l’écoute, de l’expression orale, de l’argumentation. Dans l’acquisition de vocabulaire bien sûr, mais également dans la capacité de formuler et d’écrire des définitions. Il y a tout un travail sur la formulation, une précision des termes et des phrases qui permet un rapport plus réflexif, qui entraîne une prise de hauteur.
SFL : Le lien interdisciplinaire favorise l’acquisition des connaissances. Le vocabulaire est plus riche mais surtout il témoigne de concepts mieux intégrés, dont les élèves peuvent parler. Ils les réinvestissent d’une séance à l’autre et ce quelle que soit la sociologie de la classe, c’est notamment visible chez les élèves en difficulté pédagogique. Des aptitudes se développent d’un point de vue de l’argumentation, à divers degrés évidemment, selon d’où part chaque élève, mais on note toujours une évolution singulière. Cela développe également l’esprit critique : ne pas prendre pour argent comptant la parole de l’un, ne pas en faire une vérité générale mais toujours questionner sur « ah, et est-ce qu’ailleurs aussi ? ». Et puis, il y a des progrès dans les capacités à la fois d’autonomie et à travailler en groupe… La complexité parfois importante au début du format de travail devient une évidence de fonctionnement.
Vous constatez également des changements de relation entre élèves ?
SFL : J’ai pu constater une évolution en termes d’attitude. Au-delà d’une curiosité impressionnante sur ces questions, il y avait une animation dans les regards, une vivance dans les classes. J’ai ainsi noté une libération de la parole des élèves qui se fait conjointement à une libération de la parole des enseignantes. Les enfants s’autorisent à dire comment ils vivent leur religion, comment ils la pratiquent. J’ai vu des enfants particulièrement en retrait prendre de premières initiatives de parole.
De plus, une ouverture d’esprit était notable : la capacité à écouter l’autre se fait de plus en plus importante, avec une aptitude à différer sa parole, à ne pas hurler un désaccord de conviction !
Percevoir qu’il existe des différences de convictions, qu’il n’existe une « bonne » croyance, ni un seul et bon chemin. Par exemple, on sort du « C’est pas vrai ! » pour aller vers un « Ah bon, toi c’est comme ça ? » par rapport à des pratiques religieuses différentes. Beaucoup d’enfants qui avaient une pratique religieuse dans la famille avaient des difficultés à concevoir que d’autres n’en aient pas, avec ce jeu on accède au culte ou au non culte de l’autre. Une école témoignait ainsi d’un climat plus apaisé dans la cour de récréation. Dans une autre école, c’est l’ambiance de la salle des maîtres qui était soulignée, avec la mise en place d’une dynamique de groupe. Les résultats constatés interloquaient l’enseignante ce qui a produit un enthousiasme dans l’équipe.
Côté enseignant.e, vous constatez aussi des effets ?
SFL : A l’école primaire, souvent la laïcité est évoquée sur peu de séances d’EMC, de manière assez institutionnelle avec rarement l’évocation des faits religieux. Une progression sur douze séances permet de fait un autre investissement, avec plus d’approfondissements et en laissant la parole aux enfants.
De plus, le fait que ce soit un outil permet de mettre le pied à l’étrier, de donner le coup de pouce initial. Il faut noter que la mise en place de la première séance par une personne extérieure ( CPC, intervenant.es… ) offre un lancement plus serein en donnant le sentiment que l’on peut y arriver, cela rassure. Il y a en effet beaucoup de craintes préalables des enseignants et enseignantes qui appréhendent leur manque de connaissances mais aussi la gestion des expressions des enfants. La peur de ne pas savoir comment répondre aux interrogations. Ou encore des inquiétudes sur la réception des parents d’un enseignement des faits religieux… Ce sont des craintes assez similaires de celles que l’on retrouve pour l’éducation à la vie sexuelle, relationnelle et affective.
Or, concrètement, dans les classes, les professeurs ont pu constater que non seulement les parents ne montent pas au créneau- dans aucune des classes – mais qu’au contraire ils sont contents des affichages qu’ils découvrent. De même, les enseignants et enseignantes expriment une satisfaction à cette autorisation de faire se questionner les enfants, avec un certain plaisir réciproque. Les discussions, les échanges arrivent plus spontanément, même s’il y a des connaissances à recaler. Et c’est le jeu qui permet aux élèves, comme aux PE, d’acquérir des connaissances et d’autoriser sereinement les questionnements.
Propos recueillis par Cerise Lenoir