Dans quel état d’esprit des jeunes cinéastes abordent-ils l’adaptation à l’écran d’un grand roman contemporain, Prix Goncourt 2018 et best-seller avec près d’1 million de lecteurs en France et une traduction dans une vingtaine de pays ? Pour s’attaquer à Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, avec un projet mûri de longue date proposé par Alain Attal et Hugo Sélignac, deux producteurs exigeants, Ludovic et Zora Boukherma, réalisateurs trentenaires, relèvent sans trembler l’immense défi d’un changement de braquet. Initiés après le lycée à l’Ecole du cinéma de la Cité créée par Luc Besson, les frères jumeaux passent ici des films d’horreur revisités (Teddy en 2020, L’Année du requin en 2022, après Willy 1er, comédie dramatique en 2016 co-réalisée avec Hugo Thomas et Marielle Gautier) à un film d’une toute autre ampleur.
Fresque adolescente dans une région lorraine désindustrialisée
Eté 1992 dans l’Est de la France, Anthony (Paul Kircher, Prix de la révélation, Meilleur espoir masculin, Mostra de Venise 2024) et son cousin (Louis Memmi), deux adolescents en maillots de bain, corps alanguis par la chaleur, distillent leur ennui au bord d’un plan d’eau. Dans un sursaut, ils volent un canoë pour atteindre la plage des ‘culs-nus’ du lac. Sur une barge flottante, deux filles s’étirent au soleil. Anthony, cheveux dans les yeux, corps maladroit, parole rare, n’a d’yeux que pour Stéphanie (Angelina Woreth). Proposition est faite aux garçons de se joindre à une soirée chez un ami. C’est loin, dans un quartier qui n’est pas celui des deux cousins. Anthony finit par emprunter en cachette la moto conservée précieusement par son père Patrick (Gilles Lellouche, acteur et producteur exécutif du film), ouvrier dans la sidérurgie sinistrée. Au fil d’une fête mouvementée et d’un affrontement avec deux jeunes intrus non invités, Anthony constate que la moto a disparu. A son retour au petit matin, sa mère Hélène (Ludivine Sagnier) le conjure de retrouver coûte que coûte la moto avant que le père n’entre dans une colère torrentielle…
En quelques séquences, nous reconnaissons le récit d’apprentissage cher à Nicolas Mathieu, celui d’adolescents des années 90 dans une région de l’Est économiquement dévastée. Les réalisateurs choisissent de focaliser notre regard sur le destin de quelques protagonistes de cette épopée tumultueuse pleine de violence éruptive et d’effervescence sentimentale. Elan d’amour et impossibilité tragique entre Anthony et Stéphanie, fille d’un notable local, belle, désirable, rétive ; Hélène, vulnérable et volontaire, et son mari Patrick, buvant sans fin, et leur couple qui s’étiole inexorablement jusqu’à la séparation qui fait mal. Il y a aussi Hacine (Sayyid El Alami), le dealer du quartier, la cruauté incarnée, en opposition frontale avec Anthony, pourtant fils d’ouvrier comme lui. Une hostilité teintée de racisme, mis en sourdine un temps par l’éloignement au Maroc imposé par un père obsédé par le redressement moral de son fils, avant un retour où les deux garçons plus âgés se jaugent à nouveau. Sans trouver l’apaisement…
La focalisation sur le passage de l’adolescence à l’âge adulte dans un flux sensible et émotionnel, dans le chaos des accès de violence, de découragement et de lucidité rend perceptible la ‘maturité’ qu’atteignent les trois personnages principaux. La mise en scène avec ses embardées lyriques et ses fulgurances formelles figurent ces métamorphoses douloureuses, la séparation inéluctable entre Anthony et Stéphanie.
L’évocation des années d’apprentissage (reprenant les 4 marqueurs temporels chapitrés dans le livre : 1992, 1994, 1996, 1998), – même si elle intègre deux événements collectifs (la fête locale du 14 juillet 1996, la coupe du monde de football gagnée par l’équipe de France en 1998 et la liesse qui en découle) – en reste souvent à la reconstitution, accessoires et musiques de l’époque à l’appui, d’un décor sans profondeur. Un écrin pour mettre en avant les protagonistes et leurs trajectoires respectives, amplifiant ainsi la dimension romanesque et le climat mélodramatique. Au détriment de l’arrière-plan de désastre économique et du contexte social, soubassement essentiel de l’histoire imaginée par l’écrivain.
Pari du romanesque, perte de la radicalité
Ce faisant, Ludovic et Zoran Boukherma privilégient le versant romanesque, la fureur de vivre d’adolescents en rupture de ban, en panne d’avenir dans une région française qui n’en a pas. Une épopée, à la fois gigantesque et minuscule, à l’échelle du destin incertain des quelques protagonistes, un drame rythmé et surligné en abondance par la bande-son musicale modulée par des tubes de la chanson française et des grands standards américains ou autres morceaux originaux des années 90, loin du réalisme social et de la frontalité associés au geste novateur de l’écrivain. Les réalisateurs (et scénaristes) de Leurs enfants après eux revendiquent aussi, pour leur part, l’influence d’un certain cinéma américain qui a forgé leur vision du monde et affuté leur regard. Des références parfois écrasantes.
Aux admirateurs du roman de Nicolas Mathieu d’abandonner tout préjugé s’ils veulent apprécier cette interprétation cinématographique personnelle et transgressive d’une œuvre littéraire marquante. Face à ce parti-pris à haut risque et à cette transposition assumée, nous formulons une hypothèse à débattre : et si le film des frères Boukherma, doté d’un pouvoir de séduction en phase avec les nouvelles générations, incitait de jeunes spectateurs à (re)devenir lecteurs du livre à l’origine de sa conception ? Pour en mesurer la rage dérangeante, la charge subversive, le pouvoir émancipateur ?
Samra Bonvoisin
Leurs enfants après eux de Ludovic et Zoran Boukherma-sortie le 4 décembre 2024