« Je me suis baigné dans le Poème de la mer » (Arthur Rimbaud)
Le 14ème Printemps des Poètes a choisi d’explorer en 2012 le thème « Enfances » : il s’agit, selon Jean-Pierre Siméon, directeur artistique de l’opération, de « considérer quelle parole les poètes tiennent sur les commencements, apprentissage du monde entre blessures et émerveillements, appétit de vivre et affrontement à la « réalité rugueuse », comment leur écriture aussi garde mémoire du rapport premier, libre et créatif, à la langue. » Autant dire que la problématique retenue ne peut qu’interroger les pédagogues : comment les professeurs peuvent-ils éveiller les élèves à la poésie pour qu’elle leur soit un éveil au monde ?
Un constat d’échec semble d’emblée s’imposer : au terme de leurs années d’étude, la plupart des élèves, considérant la poésie comme un simple objet scolaire, cessent d’en lire. C’est dire s’il faut peut-être changer le regard réducteur que l’école porte sur elle : la poésie ne peut être assimilée à un genre littéraire (son étymologie l’associe à l’acte créatif en général), à quelques thèmes rebattus ou à un lyrisme convenu (son but, rimbaldien, est plus fondamentalement d’ « arriver à l’inconnu »), à des règles purement formelles de versification (elle est au contraire un espace de réinvention permanente du langage), à quelques « Poètes » à majuscules, jadis élus par les muses (selon Georges Perros est plus radicalement poète, ici et maintenant, « celui qui habite totalement son être »).
C’est dire encore s’il faut renouveler les dispositifs didactiques : la « récitation » et l’« explication de texte », quels que soient leurs noms, sont encore hélas les modes de rencontre les plus fréquents dans les classes entre les élèves et la poésie. Ces exercices traditionnels présentent évidemment des intérêts puisqu’ils permettent de développer certaines capacités (mémorisation, oralisation, observation, interprétation …). Ils présentent aussi des dangers, surtout s’ils ne sont pas accompagnés d’autres activités : ils tendent à maintenir les élèves à l’extérieur des textes, dans un rapport tétanisant ou sacralisant à la parole poétique ; ils n’envisagent la poésie que « sous contrôle », soit comme support d’une évaluation qui risque d’être humiliante, soit comme propriété presque exclusive du maître, dont la parole experte fait autorité pour révéler le sens obscur du poème.
Et si plutôt qu’apprendre des poésies ou enseigner la poésie, on choisissait d’apprendre la poésie ?
Cela suppose de ne plus l’enfermer dans des pratiques scolaires figées : c’est le seul moyen pour qu’elle retrouve, y compris à l’école, son pouvoir d’ouverture, d’éclatement, d’émancipation, pour qu’elle soit cette parole vivante qui permettre par les mots d’entrer en résonance avec le réel et l’imaginaire. Cela implique de créer de l’intimité entre l’élève et la poésie. Lire une œuvre, c’est aussi y trouver ce qui est susceptible en soi de faire écho. S’approprier un texte, c’est avant tout le connaître de l’intérieur, pour en éprouver les richesses, les secrets et les plaisirs. Se familiariser avec une écriture, c’est se mettre ses mots en bouche, danser sur ses rythmes, l’incorporer à son propre style.
En guise d’illustration, on pourra parcourir les livres numériques qui rassemblent des « illuminations » de lycéens de l’Iroise à Brest. Les élèves ont été invités à lire un recueil de Rimbaud pour réaliser une anthologie personnelle de poèmes qu’ils devaient « illuminer », c’est-à-dire éclairer à la fois en les ornant visuellement et en leur donnant du sens. Photographies, associations avec des œuvres d’art, dessins ou tableaux personnels, collages, photomontages, diaporamas, vidéos, objets insolites…, les réalisations sont diverses, souvent inventives et pertinentes. Chacun peut ainsi exploiter ses propres compétences et goûts pour entrer directement en relation, parfois en communion, avec le texte rimbaldien, pourtant si exigeant. On sera frappé de voir combien, par la créativité, sans le recours à la glose, peut-être même justement parce que le professeur ici ne fait pas écran, les élèves s’investissent et investissent le texte de leurs interprétations et de leurs émotions, passent de l’autre côté du miroir. Le travail associe par ailleurs lecture et écriture. Immergés dans la poétique rimbaldienne, les lycéens s’amusent à écrire à leur tour de l’intérieur du texte : en le recomposant à leur façon par des centons, contractions, dilatations, substitutions …, en le prolongeant par l’heureuse « découverte » de faux fragments de l’œuvre que le poète aux semelles de vent aurait malencontreusement égarés, en adressant directement une lettre à un poème de leur choix, en l’occurrence une déclaration d’amour …
« Non, la poésie n’est pas un genre littéraire, un objet pour analystes savants, une matière à examen, non plus qu’un raffinement de l’âme pour jeunes gens distingués ou un désarroi du sentiment pour amoureux bancals ! Elle est la chance d’une expérience radicale, une objection dans la langue commune, une question incessante, un argument de vie.» Ainsi Jean-Pierre Siméon nous rappelle-t-il au nécessaire désordre de la poésie qui est notre devoir de pédagogue. Pour donner toute sa mesure à ce propos salutaire, il importe alors de rappeler l’évidence : apprendre les maths, c’est en faire ; apprendre à nager, cela suppose de se jeter à l’eau ; apprendre la poésie, c’est prendre le risque de la pratiquer, c’est accomplir un acte créatif, c’est lire-dire-écrire la poésie, intensément, amoureusement.
« Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs »
(Arthur Rimbaud, « Le Bateau ivre »)
« J’ai ramassé le rien de l’air
Et les mots tombent d’un ciel si vert
Qu’on dirait des sourires. »
(Réécriture de Jean-Pierre Siméon par Marine en première au Lycée de l’Iroise à Brest)
Jean-Michel Le Baut
Chronique du Printemps des poètes :
Demain : « Printemps des poètes… et des élèves »
Illuminations – Tome 1 :
fr.calameo.com/read/000114846a50fcbff12ad
Illuminations – Tome 2 :
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