Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
Ce qu’est un problème
Un problème est une question à résoudre, une difficulté à surmonter, une solution à trouver. Il naît d’une anomalie, d’un dysfonctionnement ou d’un état indésirable. Un problème est local et circonstancié. Il a une forme identifiable qui appelle solution.
Une fois résolu, le problème n’existe plus. Ayant déjà été traité, on connait la méthode de résolution que l’on peut appliquer. Un problème appartient à l’ordre du compliqué, voire de l’hyper compliqué. La résolution de problème ne peut être transférée dans le domaine de la complexité.
Ce qu’est une problématique
Dans son utilisation commune, le terme problématique renvoie à une notion floue et rarement définie. En apparence plus savant, ce terme est souvent préféré, bien que confondu avec celui de « problème ».
Une problématique est un ensemble de contradictions à l’œuvre dans une situation complexe. Elle s’exprime en termes de tensions entre des logiques, des intelligibilités, des enjeux, des nécessités, des visées, des priorités hétérogènes, irréductibles les unes aux autres, parce que différemment fondées.
Une problématique est de l’ordre d’un processus qui se joue dans de multiples formes particulières. À la différence d’un problème, une problématique n’a pas pour fonction d’être résolue, mais d’être identifiée afin de faire différemment et « au mieux » avec les tensions en présence. Sa compréhension permet d’utiliser la dynamique des tensions à l’œuvre, en termes de rapports de sens et de forces, afin d’en modifier les effets néfastes et d’en étayer les potentiels désirables. Travailler avec une problématique, c’est travailler avec des situations chaque fois différentes, mais qui appartiennent à une même type d’organisation.
Problématiser c’est interroger une situation à partir de différents outils d’analyse, de niveaux de réalité et d’enjeux hétérogènes, afin d’en percevoir les enchevêtrements et d’en dégager les schèmes d’organisation, transférables à d’autres situations où des tensions se jouent sur un même mode d’agencement.
Les enjeux de la différenciation
Les situations humaines étant de nature complexe, prétendre résoudre un problème, c’est traiter une difficulté sans analyser dans quel ensemble de tensions elle se situe. Résoudre un problème consiste à réduire le nombre des paramètres en ne prenant en compte que les facteurs apparaissant en première analyse comme les plus importants, pertinents et maîtrisables. À partir de ces paramètres restreints pouvant être contenus dans un système de pensée logique, cohérent, il est possible d’identifier et de supprimer les composants jugés néfastes et d’ajouter des éléments favorables à l’équilibre recherché.
Alors que la procédure de résolution de problème fait la preuve de sa pertinence et de son efficacité dans le domaine du compliqué du matériel et de la technique, ce qui « fait problème » dans une situation humaine n’est souvent que le symptôme, la manifestation apparente d’une « problématique », c’est-à-dire de l’existence de tensions profondes qui ne peuvent être annulées, et avec lesquelles, il nous faut composer. En solutionnant ce qui est pensé comme un « problème », isolément de la complexité du vivant, on court le risque de déclencher des effets de désorganisation systémique et sur d’autres plans, aux conséquences pouvant être catastrophiques pour les humains concernés.
Dans les questions touchant à la complexité de l’humain, la résolution d’un problème crée un équilibre satisfaisant à un niveau de réalité, telle la création d’un dispositif d’aide pour les élèves en grande difficulté, mais elle reste aveugle aux déséquilibres engendrés aux autres niveaux de cette même réalité : par exemple la stigmatisation vécue par certains des élèves pouvant entrainer leur décrochage par découragement.
La problématisation tente de penser les effets systémiques à différents niveaux, tout en restant ouverte aux imprévus. La problématique du harcèlement scolaire, par exemple, n’offre ni les mêmes perspectives de compréhension et d’action, approchée au niveau de l’élève harcelé, de l’élève ou du groupe harceleur, des familles concernées, du groupe classe, de ce qui se passe dans la cour de récréation, du collectif des enseignants, de l’ensemble des personnels de l’établissement ou des intervenants externes. Problématiser une telle question oblige à prendre en compte la complexité de l’enchevêtrement des processus se jouant à ces différents niveaux de réalité.
Les difficultés de la problématisation
La problématisation d’une situation passe par la complexification de son approche. Cela nécessite de sortir des premières interprétations et des fausses évidences. Elle permet de ne pas prendre pour acquise la solution apparente et n’être pas dupe de l’amélioration provisoire et ponctuelle qu’elle apporte à la situation. La problématisation peut être perçue comme une invalidation de la perception immédiate d’une ou de plusieurs possibilités proposées.
Elle est souvent vécue comme une perte de temps qui désespère les tenants de solutions rapides. La problématisation est un cheminement vers la pensée complexe qui altère, désorganise les allant de soi de la pensée. Si la problématisation est une démarche mentale pouvant et devant être menée par chacun des professionnels d’un dispositif éducatif, elle peut et doit aussi être amorcée chez les élèves. Devant investir différents niveaux de réalités, elle requiert des modes de réflexion distincts et contradictoires dans les échanges collectifs. La formation à la pensée critique passe par la mise au travail de la capacité de problématisation.
La mise en débat d’un sujet sensible dans un groupe d’élèves illustre de façon concrète le travail de problématisation, avec la richesse et la difficulté de devoir aider chaque élève à nommer les références qui fondent son point de vue et les enjeux humains que chaque position implique.
Au sein d’une communauté éducative, en invitant la réflexion à se projeter dans les enjeux éducatifs sur le long terme, le travail de problématisation fonde le sens de l’agir de chacun au quotidien. Elle n’annule pas la qualité de présence et de l’agir dans l’instant vécu, elle l’inscrit dans une perspective de valeur et de sens permettant de se projeter ensemble dans un avenir partagé, tout en étant différencié.
Peut-on dire que l’École est problématisée aujourd’hui ?
Non seulement elle n’est pas problématisée, mais globalement, il y a un refus que l’École fasse débat. C’est le débat qui va signifier dans le concret la problématisation : l’École est conçue comme une parole venant d’en haut et devant être distribuée par des enseignants. C’est le principe même de la pédagogie traditionnelle : elle établit une vérité que l’on va faire ingurgiter aux pauvres gens qui n’ont pas ce savoir.
D’ailleurs, quand les « politiques » parlent de « faire de la pédagogie », ils disent qu’on va expliquer ce que les gens sont incapables de comprendre. C’est totalement contradictoire avec tous les énoncés de principe de liberté, d’égalité, de fraternité, mais aussi d’ouverture à la pensée critique et d’émancipation. On est dans la verticalité. Pour qu’il y ait de la problématisation, il faut qu’il y ait du pluriel hétérogène et de l’horizontalité.
C’est très compliqué d’aider à penser ce qu’est une problématique à des gens qui ont une pensée technique. Beaucoup de gens cherchent avant tout à trouver une solution dans une illusion technique et savante.
Mais on ne trouve pas de solutions techniques à des jeunes dans une très grande violence. Par exemple, concernant ce jeune qui rentre dans le bureau d’une proviseure et la menace, soit c’est une problématique pathologique de santé, mais on doit alors poser la question des moyens à donner à la psychiatrie, et là à la pédopsychiatrie, soit c’est une problématique de délinquance, et ça suppose que les moyens soient mis en place au niveau de la Justice.
Le problème n’est-il pas le meilleur ennemi de la problématique ?
Quand les questions humaines sont traitées en termes de résolution de problèmes, on détruit l’humain, parce qu’on est dans la maîtrise. Et surtout, on détruit l’humain parce qu’on est incapable de penser les équilibres complexes dans lesquels fonctionne l’humain. Un humain n’est pas une machine à vapeur qu’on peut totalement démonter.
Ce sont deux paradigmes différents : une problématique, on ne la résout pas, parce que si on la résout, on détruit les équilibres complexes qui sont vivants, en mouvement. Le problème n’est pas en mouvement : il s’arrête quand c’est résolu.
Un enfant qui pose problème pose en fait un ou des symptômes d’une problématique. Ce n’est pas en supprimant le symptôme ou en l’aménageant (par exemple en sortant un enfant de sa classe) qu’on va avancer.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain