Peut-on faire d’une œuvre au programme une œuvre à soi ? Au lycée du Grésivaudan à Meylan dans l’académie de Grenoble, Valérie Droin a invité ses élèves à faire résonner en eux la lecture du recueil « Alcools » en rédigeant à la 1ère personne, comme s’ils étaient Guillaume Apollinaire lui-même, un « journal du je lyrique ». Le travail d’appropriation créative s’avère particulièrement riche tant il favorise engagement dans la lecture, identification au poète, décentrement, émotion du poème, mastication des vers, construction d’un parcours personnel dans l’œuvre, explorations biographiques et culturelles, contextualisation, distance réflexive … « Sous le pont Mirabeau coule la Seine ». Et nos lectures ? Faut-il qu’enfin il nous en souvienne ?
On connaît le « journal du personnage », moins le « journal de l’auteur » : quels sont les points communs ?
« Le journal de l’auteur » comme vous l’appelez, ou « Le journal du « Je » lyrique » m’a été inspiré par l’article de Véronique Larrivé intitulé « Le journal du personnage ou l’art de se mettre dans la peau d’un autre », qui propose d’aborder l’étude du genre romanesque. Il s’agit de faire rédiger aux élèves le journal d’un personnage de roman, qui donnerait sa propre vision de l’intrigue romanesque dans laquelle il s’inscrit. J’ai choisi de transposer un outil didactique propre au genre romanesque, en l’adaptant à l’étude de l’œuvre poétique. En effet, pourquoi ne pas souligner la porosité des genres littéraires et transposer pour la didactique de la poésie des outils qui existent, comme le journal du lecteur ou celui du personnage de roman ? Le journal du « je » lyrique, est le journal fictif du poète, qui vient se lover en creux du recueil de poèmes.
Vous avez donc plus exactement amené les élèves à écrire le « journal du je lyrique » pour accompagner leur lecture d’un recueil poétique : qu’entendez-vous par là ?
La lecture subjective, les concrétisations imageantes, l’activité fictionnalisante du lecteur, la recréation des textes lus sont des outils qui aident les élèves à lire et s’approprier un recueil de poésies. J’ai donc proposé aux élèves de rédiger le journal du « je » lyrique du poète, en y inscrivant les vers lus et sélectionnés selon le parcours personnel de l’élève de sa lecture de l’œuvre, en y associant des éléments biographiques et bibliographiques sur l’auteur, recherchés en parallèle.
Quelles ont été les consignes et modalités de travail ?
Les consignes sont très simples : lire le recueil dans son intégralité, ou bien par fraction si l’on est un petit lecteur. Se renseigner sur la biographie et la bibliographie de l’auteur. Pour rédiger le journal, on écrit à la première personne et de façon à rendre la lecture personnelle que l’on a eu de l’œuvre. Les élèves peuvent traiter d’un thème qui les a plus particulièrement intéressés dans le recueil. On ne vise pas l’exhaustivité. Le but est de produire un écrit d’appropriation, qui peut être un outil d’identification et d’investissement affectif pour le lecteur. En effet, comment rester insensible à des amours perdues ou un emprisonnement inique dans le cadre de l’étude d’Alcools de Guillaume Apollinaire ?
Pouvez donner 1 ou 2 exemples de productions d’élèves ?
Je garde en mémoire quelques extraits de journaux du « je lyrique » d’Apollinaire.
« Mai 1904 : La dernière fois que j’ai parlé à Annie, elle prenait sa valise pour quitter la ville et se rendre au port. L’Amérique, m’a-t-elle dit, « là où j’aurai le droit de vivre ». J’avais écrit les Rhénanes pour elle, pour lui rappeler le printemps du Rhin, qu’elle aime tant. Et à présent, elle ne m’inspire qu’en me rappelant que je suis un mal-aimé, un homme seul. M’est même venu à l’esprit d’écrire une complainte sur le sujet… »
« 1908, Mon cher ami Picasso vient de m’envoyer un portrait qu’il a fait de moi en glissant un petit message qui me fait du bien : « Bonjour mon cher ami Guillaume, je t’embrasse et précisément sur ton nombril ». Quel effet géométrique il a mis sur mon visage ! C’est bien du Picasso lui-même ! Voilà un homme qui va au-delà du réel, du logique ! On appelle ça le cubisme, je crois… »
« 3 octobre 1912, 9 heures du matin : Cette ville, qu’est celle de Paris, commence à se faire vieille, malgré les innovations nouvelles et l’inauguration du Port-Aviation. Il y a maintenant trois années et cinq mois, que ce monde devient las à mes yeux, jusqu’à cette rue, neuve et propre éclairée par le soleil où sonnait le clairon. Cette rue était située entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes, je devrais y repasser plus souvent. »
« 16 octobre 1912 : La météo est d’humeur à laisser des flocons de laine et d’argent aujourd’hui. Un couple en profite pour se mettre à danser sous le son des cloches, les cheveux couverts de neige. On pourrait voir deux moutons venant des cieux. Je passe au bord de la Seine, le fleuve est pareil à ma peine, il s’écoule et ne tarit pas. Quand cette semaine se finira-t-elle enfin ? »
Quels vous semblent en général les intérêts d’un tel travail ?
Adapté à l’enseignement de la poésie, le journal du « je » lyrique présente des intérêts multiples : il est un outil intéressant selon moi dans l’appropriation du programme poétique du lycée en français, à la fois pour les élèves, et pour les enseignants. En effet, l’écrit d’appropriation n’est pas contre le texte littéraire, il est tout contre. Régressif, il fait du « je » lyrique une personne susceptible de maints investissements, pour le peu que le lecteur accepte de jouer à être un autre. De façon ludique, le lecteur s’immerge dans le poème en s’identifiant au « je » lyrique et fait appel à son imagination, afin d’interpréter le recueil. Il fait preuve d’empathie et oriente sa lecture littéraire vers une lecture psychoaffective, en confrontant sa subjectivité avec celle, supposée, du « je » lyrique. Prescriptif, il demande aux élèves de répondre à des consignes précises : écrire à la première personne, les sentiments, les pensées et les valeurs du poète. Inventif, il permet de laisser libre cours à son imagination tout en mobilisant les connaissances biographiques et bibliographiques acquises sur l’auteur. Les élèves développent donc la curiosité de lire davantage de poèmes que ceux étudiés en classe. La rédaction du journal est ainsi une aide à la compréhension du recueil, un projet d’écriture innovant et motivant pour les jeunes lecteurs, qui participe à la construction de l’élève comme sujet. Ce journal du « je » lyrique relève de l’écrit d’appropriation aux formes variées, au même titre que le journal intime, le journal de bord, le carnet de voyage…
Et du point de vue des élèves ?
Du point de vue des élèves, il répond aux appétits de tous les lecteurs : les affamés y trouveront un moyen de susciter leur curiosité et l’envie de s’immerger encore davantage dans l’œuvre poétique de l’auteur. Les facilement écœurés, au contraire, obtiendront une aide précieuse à la compréhension du texte, surtout si le travail est collaboratif. Le journal du « je » lyrique répond également aux goûts des élèves pour l’écriture. Celle-ci permet aux élèves d’améliorer ses compétences de scripteur, mais aussi de se décentrer, de sortir de leur tendance à l’égotisme, de renoncer à leurs propres pensées, de remettre en cause leurs valeurs, de mettre en mots les émotions ou les pensées d’autrui et par là même de mieux les comprendre. Ainsi, les élèves peuvent repenser le réel sous un autre jour, un autre point de vue.
Et pour l’enseignante ?
Du point de vue de l’enseignant, le journal du « je » lyrique permet de faire coïncider analyse littéraire et lecture subjective. En effet, pour écrire ce journal, pour jouer avec lui, il faut faire appel à son imagination, à l’identification possible avec le poète, simuler mentalement un univers fictionnel et s’y projeter. Mais il faut également révéler les ressorts textuels, analyser littérairement le texte. Pour le professeur de Lettres, il s’agit aussi d’un moyen pratique pour faire vivre l’univers poétique au sein de la classe et de travailler sur un projet d’écriture motivant en liant la vie des élèves à la vie littéraire. Faire du lecteur un sujet lecteur. Et qui sait ? Les élèves auront peut-être envie à l’issue de l’étude de l’œuvre intégrale de ranger le recueil pour lequel ils auront rédigé un journal du « je » lyrique sur les étagères de leur bibliothèque mentale.
Le travail a été mené sur le recueil d’Apollinaire au programme Alcools : en quoi le dispositif vous paraît-il particulièrement adapté à ce recueil ?
Les exemples de journaux du « je lyrique » rédigés par les élèves à partir de la lecture d’Alcools de Guillaume Apollinaire montrent que le dispositif est adapté au recueil grâce aux liens établis entre la biographie de l’auteur, ses vers et la construction du recueil. Les références à l’œuvre sont présentées de manière explicite ou implicite, comme la mention de poèmes non étudiés en classe. Les journaux témoignent d’une forme de contextualisation dans l’histoire des arts, à travers l’évocation des peintres comme Marie Laurencin ou Pablo Picasso, ou la mention de mouvements picturaux comme le cubisme, le simultanéisme, le futurisme. Les élèves s’amusent également de la porosité des genres littéraires, dans une fusion entre le récit et la poésie. Ils convoquent la forme épistolaire, l’aspect d’un véritable journal de personnage parsemé d’indications temporelles et spatiales précises ou en prenant des aspects de description romanesque ambulatoire, relatée au présent de narration, dans la ville de Paris. Conformément aux codes du roman, et en opposition à la volonté d’Apollinaire, la ponctuation est restituée et les pensées du poète rapportées dans un style oralisé. Les frontières entre les genres littéraires semblent gommées, et cette porosité générique fait de Guillaume le personnage fictif d’un roman d’amour à la fois concret, poétique et imagé. Les limites entre la mimesis, et le lyrisme dénué de fiction sont diluées dans ce journal du « je » lyrique et aboutissent à une production hybride qui traduit à travers le geste créatif du lecteur, la recréation de l’œuvre, une fois appropriée. Les élèves témoignent aussi d’un travail sur la forme poétique, sur l’analyse et l’interprétation. Leur journal du « je » lyrique montre une réflexion sur la construction, la forme, le titre du recueil, l’aspect formel innovant des vers. Les liens entre les différentes thématiques de l’œuvre sont clairement établis dans un mouvement d’ensemble, celui d’un parcours amoureux malheureux et poétique inscrit dans l’histoire artistique et architecturale de son temps.
Les élèves se livrent également à un travail d’écriture poétique en parsemant le journal de vers blancs ou d’effets stylistiques. Ils prélèvent les vers, les assemblent dans une recomposition imagée dans l’esprit du « recueil à quatre mains » de Nathalie Brillant-Rannou. Le journal du « je » lyrique appelle aussi chez les élèves une démarche d’identification. Ils témoignent de leur intérêt pour la biographie du poète, s’attachant à donner des anecdotes de sa vie, ou à traduire l’état émotionnel du « je » lyrique inscrit dans l’œuvre. Les vers du recueil sont cités et parfois même sous une forme de réappropriation. Leur journal du « je » lyrique traduit enfin une volonté d’analyse et d’interprétation des vers, dans l’esprit de la lecture experte requise dans le commentaire, ou l’explication linéaire, mais dans laquelle la subjectivité des élèves trouve sa place. Leurs journaux témoignent donc d’une véritable appropriation personnelle de l’œuvre poétique longue au lycée.
Ce dispositif vous semble-t-il transférable sur d’autres recueils ?
Si l’on s’interroge sur le transfert possible de ce dispositif sur les œuvres au programme en 2024, on constate qu’il est parfaitement envisageable. Comment les élèves pourraient-ils ne pas s’interroger sur les fugues récurrentes de Arthur Rimbaud, adolescent ? Comment resteraient-ils insensibles à l’intimité musicale de Hélène Dorion ? Comment ne comprendraient-ils pas que la Rage de l’expression de Francis Ponge n’est que le reflet de sa propre rage de vivre ?
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut