« Les premières amours sont des choses sérieuses : les filles s’y transforment en femmes, les garçons en hommes », explique Isabelle Clair, sociologue et directrice de recherche au CNRS. La chercheuse qui a passé plus de vingt ans auprès de jeunes de divers territoires – de la banlieue de Seine Saint Denis au milieu rural sarthois en passant par les quartiers bourgeois parisiens – offre une analyse des amours adolescentes dans son livre de « Les Choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes ». De ces questionnements en ressort l’importance de la question du couple dans la construction des adolescent.es. Un livre intéressant qui rappelle l’importance de l’éducation à la sexualité dont malheureusement très peu d’élèves bénéficient au cours de leur scolarité.
Les amours adolescentes, une préoccupation sérieuse faite d’attentes et de craintes ?
L’adjectif sérieux est un de ceux le plus revenus dans les entretiens. Cela a à voir avec la déconsidération que les adultes y apportent alors que ce sujet occupe un espace mental important, à la fois sous forme de craintes et de désirs. Les représentations concernant les amours sont très présentes dans la vie et la culture vers l’âge de 15 ans. La sexualisation du corps des femmes, renforcée avec la puberté, contribue à faire de la sexualité génitale un attendu. Les désirs, les envies débordent et en même temps il y a cet inédit, un espace de dangers.
De quels dangers s’agit-il ?
Évidemment, la crainte du viol existe. Il y aussi le rapport aux maladies. Les discours médicaux restent par ailleurs les rares canaux par lesquels la sexualité peut être dite. Cela peut créer une confession mère-fille liée à la contraception dans les classes populaires rurales ou les classes supérieures urbaines, mais les discours de prévention restent souvent une affaire de femmes. Il y a surtout la peur de l’inconnu, la peur de ne pas y arriver, de ne pas suivre un scénario culturel très ancré. Les possibles transgressions sont susceptibles d’entraîner des rappels à l’ordre, des moqueries, des violences verbales. Il y a une dimension d’apprentissage forte, de règles à intégrer suivant le script d’un couple hétérosexuel dans lequel le garçon est à l’initiative.
Le couple constitue un élément central dans la construction sociale des adolescent.es ?
Le couple permet, comme à l’âge adulte, une forme de vie sociale très valorisée. Le célibat est rarement présenté comme un horizon désirable, et ce malgré une société actuelle qui promeut l’épanouissement individuel. Très tôt, dès 14 ans, être « célibataire » devient un problème et être en couple devient un enjeu qui se fait de plus en plus pressant en grandissant. Que la relation soit sentimentalisée ou pas. Alors que les enfants, en particulier au début du collège, évoluent dans des mondes parallèles peu mixtes, désirer ce qu’on appelle « l’autre sexe » devient l’attendu des adolescent.es. Il est une sécurité dans l’espace social. Le couple et sa manifestation sont des preuves. Celle de ne pas être suspectés d’être homosexuels et d’être à la hauteur pour les garçons, celle d’être désirées, désirables et respectables pour les filles. Ces dernières s’exposent à la stigmatisation si elles expriment un désir sexuel en l’absence de sentiments amoureux.
Les schémas patriarcaux semblent toujours peser, qu’en est-il ?
La domination masculine, les normes de genre organisent le monde social de manière structurelle et profonde. Les stéréotypes influent sur les couleurs des vêtements, la pilosité… Certaines choses bougent, d’autres moins. Pour autant j’ai pu constater nombre de moments où les normes sont mises en tension, sur la question de la transidentité ou le mouvement me too et la notion de consentement par exemple. Mais cela vient buter sur le script attendu et les conventions qui organisent la sexualité. Il y a des évolutions certaines avec un rapprochement égalitaire entre les filles et les garçons concernant l’âge des premiers rapports sexuels, le nombre de partenaires, la diversité des pratiques sexuelles. Mais des inégalités subsistent. D’une part, les changements sociaux opèrent lentement. D’autre part, la subversion aux normes de genre et de sexualité ont tendance à survenir plus tard, entre 20 et 30 ans. L’adolescence reste un âge du balbutiement, de l’apprentissage, où la norme sexuelle s’intériorise plus qu’elle ne se politise encore.
Le féminisme n’est pas une préoccupation adolescente ?
Cela reste à la marge en effet à cet âge. Les tensions ne sont pas nouvelles et les attentes sur la sexualité des femmes restent fortes, quel que soit le milieu social. Les normes peuvent se déplacer, les conventions dominantes sont décriées mais les injonctions sociales perdurent. Les garçons bénéficient d’une valeur supérieure a priori. Les filles restent toujours « suspectes » et doivent trouver un équilibre impossible, un «double bind » entre « la coincée » et « la putain ». Pour elles, le couple donne le change, leur permet de démontrer qu’elles sont amoureuses. Une femme non « appropriée » par un homme est une femme publique. C’est cette appropriation par le lien de couple qui donne la respectabilité aux femmes. Comment avoir les ressources pour pouvoir mettre à distance cette injonction à 14 ans…
Les filles des milieux populaires subissent-elles une double pression ?
Elles sont toujours suspectées d’être vulgaires – autre terme qui revient beaucoup dans les enquêtes- par les parents, par les copines, les copains, les enseignant.es. La qualification est tout autant sexiste, renvoyant à des filles obscènes qui seraient dans le trop, que celle d’un jugement de classe. La fille vulgaire vient d’ailleurs s’opposer à la fille « classe ». L’enjeu d’un savoir-être est particulièrement mis en avant dans les filières professionnelles. La domination sociale s’accroche au genre et ces filles sont particulièrement en quête de respectabilité. L’Ecole structure les jeunes de façon massive et la nécessité d’y réussir est liée à la crainte du chômage et de la pauvreté. L’échec scolaire renvoie donc à un sentiment de dévalorisation sociale fort et stigmatisant. Les filles des milieux populaires subissent beaucoup de rappel à l’ordre pour ne pas être de « mauvaises filles ».
Vous dites que le couple adolescent reste dans la norme hétérosexuelle…
Ce qui s’apparente à un défaut de virilité est stigmatisé et les garçons subissent cette pression à devoir être « un homme ». Les garçons gays et se revendiquant comme tels doivent souvent, en particulier au collège, « brouiller les pistes », en sortant avec des filles, pour passer pour de « vrais mecs ». Certains « assument » au lycée des relations, y compris conjugalisées(en particulier dans les filières littéraires de l’enseignement général). Mais contrairement aux relations hétérosexuelles, les rencontres sexuelles ou amoureuses entre garçons ne se font pas dans l’espace de sociabilité scolaire ou son prolongement (soirées…). Elles passent plutôt par les applications. Du côté des filles, si les expériences sexuelles avec d’autres filles, dans les milieux bourgeois parisiens uniquement, sont valorisées, elles ne constituent qu’une sorte de parenthèse. En raison d’une norme « gayfriendly » qui permet à la bourgeoisie culturelle (très diplômée) de se distinguer des classes populaires. La constitution du couple visible reste hétéro.
Une éducation à la sexualité pourrait-elle permettre une entrée différente dans la relation affective ?
Un des ressorts des stéréotypes, des inégalités, des violences, c’est le fait de ne pas en parler. L’omerta fait que les choses se vivent dans la honte, dans la solitude. Le dire permet au contraire d’installer un cadre qui ne soit pas rangé seulement du côté de l’interdit. Jusqu’à il y a peu, la pornographie était pour la majorité le seul canal « d’éducation à la sexualité ». Une véritable éducation à la sexualité, qui ne traiterait pas que des pratiques sexuelles mais aussi de l’affectif et des rapports de genre, sans moralisation de la sexualité, ne pourrait pas faire de mal ! Cela déconstruirait la représentation commune que la sexualité relèverait simplement de la pulsion et serait un tabou.
Propos recueillis par Cerise Lenoir
« Les choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes » aux éditions du Seuil
Photo de Bénédicte Roscot