Sans pour autant passer sous silence d’autres domaines d’apprentissage, le « plan d’action pour l’école maternelle », détaillé dans la Note de service du 10 janvier 2023, annonce clairement « deux priorités : le langage et les premières notions de mathématiques ». Depuis les années 1980, il s’agit encore et toujours « recentrer » les apprentissages à l’école maternelle sur la maitrise de la langue et, plus récemment, sur les apprentissages mathématiques. À force de les « recentrer », les apprentissages deviennent toujours plus techniciste, s’attachent à ce qui est le plus clairement évaluable : ici, le vocabulaire et la phonologie. On y ajoute le mot d’ordre d’un « épanouissement » personnel : comment ne pas y voir une tension vive, une manière sans doute de rassurer toute une frange des parents toujours plus soucieux du développement de toutes les « potentialités » de leur enfant, là où d’autres parents espèrent qu’il ne soit pas tout simplement relégué dans la compétition scolaire ?
« Apprentissages à courte vue … qui satisfont peut-être aux résultats des évaluations en CP, mais qui peuvent faire obstacle à des apprentissages »
La note de service entonne toujours le même refrain sur la justice sociale et la lutte contre les inégalités sociales de réussite scolaire pour justifier ces orientations. Cela paraît en effet une évidence de bon sens dans l’opinion publique : si des enfants sont en difficulté dans ces domaines, il faut y consacrer davantage de temps et commencer le plus tôt possible. Or à l’âge de l’école maternelle, rien n’est moins évident. Si les jeunes enfants peuvent apprendre sur commande, souvent pour faire plaisir aux enseignant.e.s, c’est les transformer en perroquets, avec des résultats pour le moins fragiles. Apprentissages à courte vue, de surface pour ainsi dire, qui satisfont peut-être aux résultats des évaluations en CP, mais qui peuvent faire obstacle à des apprentissages au long cours. D’ailleurs, nombreux sont aujourd’hui les travaux de recherche qui montrent que, pour une toute une partie des enfants, en particulier les garçons de milieux populaire, ces attendus scolaires précoces mettent d’abord en évidence leurs défaillances. Un « décrochage » se joue là d’emblée quand ces enfants, dès la petite section, voire la TPS, font l’épreuve de ne pas être à la hauteur de ces attentes, à commencer par celle qui impose au corps de rester silencieux. L’enfer est décidément pavé de « bonnes intentions », du moins d’exigences d’efficacité à court terme.
Rien d’étonnant alors que toute une partie des élèves français s’enfonce dans le bas des classements internationaux et que les inégalités sociales scolaires n’en finissent pas d’être particulièrement marquées en France. Ces vieilles recettes du « recentrage » de l’école maternelle montrent de longue date leurs effets pervers. Et c’est pourtant cette voie que poursuit la nouvelle circulaire. Elle se situe dans le prolongement du programme de 2021, à l’heure où une tribune collective des mouvements pédagogiques et des syndicats parue dans le journal Le Monde appelle à renouer avec les orientations du programme de 2015. Non pas qu’il soit parfait, mais qu’il s’efforce de frayer des compromis pour que l’école maternelle joue pleinement son rôle multiple auprès de la pluralité des enfants. Ce programme avait d’ailleurs vocation à être réactualisé, notamment en tenant compte des expériences internationales. Car c’est bien là aussi que l’école maternelle se distingue de l’éducation des jeunes enfants développée ailleurs : très rarement des attendus disciplinaires y sont aussi marqués et précoces.
« Une espérance de changement de cap qui est déçue »
C’est une espérance de changement de cap qui est déçue. Tout est resté dans la verticalité d’un rapport d’imposition, rien n’indique un dialogue. Pourtant, même les « disputes » sont hautement salutaires quand il s’agit de débattre de questions à la fois d’éducation et de professionnalité. Rien non plus d’une attention aux conditions effectives de scolarisation des enfants, d’exercice du métier et de formation des enseignants et autres personnels. On remarquera cependant la réaffirmation de l’importance du partenariat avec les familles, l’annonce de formation conjointe entre personnel municipal et enseignants, le souci des transitions à l’entrée de l’école maternelle, celui de dispositifs passerelles notamment, outre celles avec l’école élémentaire déjà instrumentée par des évaluations nationales. Des paroles dont seul le futur nous dira si elles s’incarnent dans des faits et si leur mise en œuvre donne à tous les territoires les moyens de leur mise en œuvre.
Pascale Garnier,
Professeur en sciences de l’éducation, laboratoire Experice, Université Sorbonne Paris Nord
Ancienne coordinatrice du groupe d’experts chargés de rédiger le projet de programme pour l’école maternelle de 2015.
Garnier P. (2016). Sociologie de l’école maternelle. Paris, PUF (Collection Education et Société).
Garnier P. (2020). L’obligation d’instruction dès l’âge de trois ans : un tournant dans l’histoire de l’école maternelle en France. Revue Internationale de Communication et de Socialisation, vol. 7, n°1-2, p. 1-16. https://hal.science/hal-03325320/file/PG%202020%20rics-2020-vol-7-1-obligation-d-instruction-des-l-age-de-trois-ans-14-11-2021(1)%20(1).pdf
Garnier P., Greve A, Ulvik O, Chantseva V., Rayna S., Fallang B. Guldbransen L.M., Øien I. (2020). Body practices: Negotiations of ‘risk’ in Norwegian and French preschools, International Journal of Early Years Education. https://doi.org/10.1080/09669760.2020.1848530