De nos études supérieures, nous avions gardé le vieux clivage nomades/sédentaires comme une donnée de l’histoire humaine. Notre espèce aurait été nomade avant de devenir sédentaire, le nomadisme étant considéré comme une relique que les Etats s’engageaient à réduire parce que les nomades empiètent sur des territoires. Des millénaires après le néolithique, les Etats modernes ont du mal à s’adapter au nomadisme pratiqué par les Roms, les Touaregs, les Saami et quelques peuples oubliés.
C’est dans ce contexte qu’on n’enseigne jamais le nomadisme et ces territoires de parcours mal appropriés. Pire, les populations qui nomadisent n’existent pas, ou peuvent être stigmatisées en très haut lieu. Certains anthropologues rapprochent leurs pratiques des aller-et-retours de nos voyages de sédentaires, ils les distinguent des émigrés et des exilés se déplaçant souvent seuls. Il reste que les nomades sont toujours inquiétés et mal intégrés à la modernité. De leur côté, les nomades connaissent leur antériorité, ils savent qu’ils étaient « là » sur ces territoires, « les premiers », avant les Etats qui s’y sont enracinés et les ont toujours regardés comme des gêneurs.
Est-on à une époque, se demande Roger-Pol Droit, où l’on ne peut pas imaginer que des territorialités nomades puissent être reconnues comme des cultures à part entière de l’humanité ? Un pan de « patrimoine immatériel » ? Un « art de vivre » à sauvegarder ? A moins que soit venu le moment de redéfinir la fonction de certaines frontières, comme le fait l’Union européenne : des frontières filtrantes pour certains, interdites pour d’autres. Certaines frontières se sont abaissé parce que tous sédentaires que nous sommes, nous devenons de plus en plus nomades. Ces dernières décennies, les élites mondialisées ou connectées ont imposé un style qui inspire des symboles de plénitude, de satisfaction, de bonheur : qu’allons-nous chercher dans les vacances, aussi ritualisées soient-elles, si ce n’est du rêve qui prend la forme d’un moment de dé-paysement, de dé-territorialisation, en partie parce que nos territoires nous étouffent, qu’ils se révèlent être insuffisants à nous enrichir et que nous aurions gardé, enfouis comme un archaïsme, le désir de bouger et d’aller plus loin.
Le nomadisme se distingue du voyage parce que la quête n’est pas la même. Le nomade n’est pas rivé à un point fixe, « il a pour demeure un espace » (id). Un espace qui fait qu’on se sent partout chez soi, qu’on peut trouver toutes les commodités dont on a besoin et qui uniformisent certaines de pratiques de l’espace. Le « non lieu » cher à Marc Augé que sont l’aéroport, le bureau climatisé, le fast food, le club de sport, la plage et la piste de ski sont-ils des espaces du nomadisme ou des portions de sédentarité vouées aux fonctions nomades ? Difficile de trancher et de comprendre pourquoi on ne reconnaît pas plus facilement les nomades par un statut particulier, au même titre que les représentants de commerce, les professions libérales ou les métiers de la mobilité.
Cette question est d’autant plus essentielle que les mobilités s’accroissent, s’additionnent et sont facilitées pour les jeunes générations qui, en un clic, peuvent acheter des billets low cost pour la très grande majorité des pays du monde. L’enseignement supérieur qui a fait du stage obligatoire un moment fort de la formation initie la jeunesse à des pratiques de bi-résidentialité qui se transforme en nomadisme professionnel, agrémenté d’autres pratiques nomades comme le retour assez régulier – saisonnier ou définitif – des loisirs. Un nombre important de professions nécessite des formes de nomadisme. Et la fin du travail, explique Jean Viard, devient pour beaucoup de jeunes retraités une pratique de bi-résidence qui appelle une forme de « nomadisme ».
Il serait peut-être grand temps de revenir sur cette opposition nomade/sédentaire pour peu qu’on reconnaisse que nos sédentarités ne sont pas antinomiques avec le nomadisme. Avec, à la clé, des effets de ségrégation sociale difficiles à prévenir. Dans les zones urbaines, il est un nomadisme subi, celui imposé par le prix du logement qui accroît l’étalement et les migrations des plus pauvres aux périphéries des banlieues. A l’échelle mondiale, il faut bien appeler un chat un chat : l’inégalité entre les riches qui ont le droit de nomadiser pour leur plaisir et les pauvres assignés à résidence ou tentant un voyage sans retour vers un paradis dont ils ne savent rien.
C’est tout le sens ultime d’une géographie des mobilités qui pourrait éclairer l’une des pires ségrégations qui soit sur notre planète.
Gilles Fumey est professeur de géographie culturelle à l’université Paris-Sorbonne et à l’IUFM de Paris. Il a animé les Cafés géographiques jusqu’en 2010. Il est le rédacteur en chef de la revue La Géographie.
Notes
Puisque c’est le festival du film à Cannes, on peut recommander deux titres sur cette question :
– La nuit nomade, de Marianne Chaud :
http://www.zed.fr/lanuitnomade/
– Le très beau film kazakh, Les nomades de Bodrov et Ivan Passer :