Ouvrir de nouveaux chemins à l’étude de la littérature, c’est l’objet de la collection « Romans d’aujourd’hui » développée par le CNDP. Le sera-t-elle encore avec Canopé ? Elle propose aux enseignants des DVD accompagnés de livrets pédagogiques pour aborder avec les élèves des œuvres contemporaines, en résonance avec des problématiques ou des esthétiques actuelles. Après Jean Echenoz, Laurent Gaudé, Mohed Altrad…. Elle vient de s’enrichir d’un nouveau titre autour du récit « L’adversaire » qu’Emmanuel Carrère a consacré à l’affaire Jean-Claude Romand. Un bel entretien avec l’écrivain est susceptible d’apporter aux élèves de précieux éclairages sur son exploration de ce tragique fait divers. Ingrid Lesueur, professeure de lettres au lycée de Cesson-Sévigné, a réalisé le riche dossier pédagogique : elle témoigne ici de ce travail qui invite à renouveler le corpus et les modalités d’approche des œuvres abordées en classe, autrement dit à mieux donner présence à la littérature à l’Ecole.
La collection « Romans d’aujourd’hui » veut aider les enseignants à aborder des œuvres contemporaines en classe : pourquoi un tel choix éditorial et pédagogique ?
Entrer dans les objets d’étude par les œuvres contemporaines est un bon moyen de favoriser l’adhésion des élèves : la plupart d’entre eux ne voient plus l’intérêt d’étudier des œuvres patrimoniales dont ils ne maîtrisent pas le contexte historique et littéraire. Cette démarche nécessite un accompagnement. L’étude d’un roman contemporain permet de soulever les questions proprement littéraires dans un contexte qui est le leur, avant de les confronter aux œuvres du passé : ils sont ainsi mieux armés face à l’implicite, aux enjeux de l’écriture.
Les enseignants de Lettres ont parfois des scrupules à mettre au même niveau les œuvres contemporaines et les œuvres académiques. Pourtant, parmi les romanciers actuels, certains passeront bien à la postérité. La collection « Romans d’aujourd’hui » permet de guider le choix de ceux qui veulent dépasser ce clivage stérile.
Le livre « L’adversaire » évoque un fait divers particulièrement traumatisant : en quoi vous semble-t-il adapté à des adolescents et pédagogiquement intéressant ?
Les jeunes de cet âge n’ont pas toujours un intérêt spontané pour la chose littéraire, qu’ils perçoivent parfois comme un ensemble d’élucubrations sans rapport avec la réalité, c’est-à-dire ce qu’ils vivent. Le fait que l’œuvre trouve son ancrage dans un fait réel, d’actualité qui plus est puisque Jean-Claude Romand sortira de prison en 2015, est un atout majeur pour capter leur attention. Le caractère exceptionnel de l’histoire les frappe naturellement aussi. Bien entendu, la tâche de l’enseignant est de se servir de cet atout pour permettre aux jeunes de dépasser l’événementiel et le pathos, galvaudé dans les media qui leur sont familiers, pour leur faire prendre conscience de son enjeu plus complexe et plus profond ; à partir d’une première réaction d’horreur et de rejet, voir l’être humain derrière le monstre, donc percevoir une vision de l’homme. Emmanuel Carrère leur explique très bien cette double tension au début de l’entretien. Cette démarche est à proprement parler celle que l’on veut proposer aux élèves dans le cadre de l’enseignement de la littérature et ouvre des perspectives sur la littérature patrimoniale.
« L’adversaire » brouille les cartes génériques de la littérature (biographie / autobiographie / roman …) : comment avez-vous affronté cette question du genre avec les élèves ?
Le roman est un genre d’une grande plasticité ; c’est probablement ce qui explique que ce soit actuellement le genre le plus populaire, tant chez les écrivains que chez les lecteurs. En seconde, les élèves voient comment les premiers codes se sont formés au XIXe siècle. Le XXe siècle a vu le bouleversement conscient, voire même militant pour le Nouveau Roman, du statut de l’intrigue et du personnage, de la narratologie. Il est passionnant, je trouve, de voir comment notre époque dépasse de manière dialectique cette contradiction en retournant à l’intrigue et au personnage du roman classique, tout en profitant du coup de pied donné dans la fourmilière il y a soixante ans. Emmanuel Carrère ne se préoccupe d’ailleurs pas de définir le genre de son œuvre : « Un objet littéraire bizarre… Au fond, qu’est-ce que je peux en dire, moi ? » Pourtant, définir L’Adversaire comme un roman permet de donner sens à l’ensemble de son approche d’écrivain.
Dans son récit, Emmanuel Carrère évoque directement ses réactions et interrogations autour de l’affaire Romand : en quoi l’entretien filmé vous semble-t-il éclairer davantage ses choix et réflexions ?
Emmanuel Carrère évoque l’évolution chronologique de son rapport intime à l’affaire, notamment les scrupules profonds qu’il a éprouvés les premiers mois : était-il un voyeur ? Sa verve et sa force de conviction permettent aux élèves – d’ailleurs subjugués par sa parole, à la fois limpide et profonde – de s’identifier à cette démarche. Ils peuvent ainsi commencer le cheminement qui les conduira de la réaction primitive (mon dieu, quel monstre !) à une approche moins manichéenne, plus humaniste et plus subtile.
Quels usages en classe du DVD vous sembleraient pertinents ?
Le livret en propose une utilisation en lien avec les perspectives de chaque séance. Dans le cadre d’une lecture cursive, on peut également imaginer un visionnement en continu avec prise de notes et échange à la fin de chaque chapitre du DVD. Le charisme d’Emmanuel Carrère et, comme susdit, la clarté de son discours autorisent cette démarche.
Votre travail rend compte d’activités d’écriture autour de l’œuvre, que les élèves ont exposées au CDI et qu’ils présentent sur le DVD, manifestement avec beaucoup de bonheur : en quoi ont consisté ces réalisations ? qu’apporte selon vous aux élèves une telle démarche créative ?
Le livret pédagogique illustre aussi la démarche par quelques productions d’élèves, comme cet extrait du journal intime fictif de Jean-Claude Romand imaginé par Théo : « … remarqué encore plus de méfiance dans la voix de ma femme, j’ai l’impression qu’elle se doute de quelque chose. Je ne suis plus sûr de savoir pourquoi je mens à ma femme… et à mes enfants, et mes amis, à tout le monde et à moi-même si on y réfléchit bien… »
Diverses formes de créations ont ainsi été proposées aux élèves : journal intime d’un personnage, autobiographie d’un objet romanesque, fragment perdu du livre, écriture poétique inspirée de l’œuvre, jeu sur les possibles narratifs … J’ai été convaincue du grand intérêt présenté par la démarche de certains collègues consistant à associer lecture et écriture (et, au-delà de l’écriture, la création sous toutes ses formes). Le lecteur averti s’approprie spontanément l’œuvre qu’il lit en déployant un travail de l’imagination à la fois nécessaire et jouissif ; les jeunes lycéens ne font pas tous d’emblée ce travail. Leur demander d’écrire ou de réaliser quelque chose qui leur soit propre permet ainsi de développer les compétences et le plaisir de la lecture, par delà les contraintes des exercices codifiés – qui ne réjouissent qu’un faible pourcentage d’élèves à l’aise avec l’abstraction et l’analyse rationnelle.
Vous avez aussi mené une activité d’oralisation du livre : pourquoi de telles activités de mise en voix ?
L’oralisation est une autre façon d’entrer personnellement dans l’œuvre lue. Le fait de choisir un extrait, le fait de prêter sa voix engage l’élève. Il permet aussi d’approcher les personnages, de faire corps avec eux, ce qui est particulièrement intéressant avec un personnage aussi complexe que Romand.
Un autre intérêt est bien sûr la mise en œuvre de la symbolique scénique. On rejoint ainsi la perspective des travaux de création ; on favorise l’accès aux enjeux profonds d’un texte, à l’implicite. Ces compétences sont aussi transférables en analyse littéraire.
Le livret pédagogique propose plusieurs lectures analytiques d’extraits de « L’adversaire » pour aider les enseignants à préparer au mieux les élèves à l’EAF : pouvez-vous expliquer la démarche que vous utilisez pour mener ces lectures analytiques en classe ?
Trois extraits sont effectivement étudiés dans la perspective de l’exposé à l’épreuve orale de l‘EAF, donc, a priori, plutôt à destination des classes de 1ère. Il me semble qu’une étude fondée sur le traitement d’une question préalable à laquelle on répond par un plan précis prépare au commentaire, mais pas à l’exposé oral qui demande à l’élève de répondre à une question particulière sur le texte, autre que celle qu’il a traitée en cours. Les compétences visées sont les suivantes : formuler une appréciation personnelle et savoir la justifier, lever l’implicite de l’écriture, organiser un plan analytique.
Le travail mené sur les textes avec les élèves comprend plusieurs étapes. D’abord une lecture magistrale, avec ou sans questions préalables. Puis est posée la question, générale, de l’enjeu du texte (question qui entraîne également à la recherche de problématique pour le commentaire). Les élèves (par 2) recherchent alors des pistes de lecture : 7 ou 8 caractéristiques du texte qui fondent cet enjeu. Des fiches méthodologiques, dans la plupart des manuels, permettent d’interroger le texte selon différents outils d’analyse. Par exemple, pour un extrait narratif : énonciation, paroles rapportées, ordre et rythme, place des personnages, registres, descriptions… Ou encore des questions sur la forme : phrases, niveaux de langue, vocabulaire, figures de rhétorique et de style…
Les élèves sont invités à développer les pistes de lecture en analysant le texte avec précision : ils doivent chercher au moins 3 points d’analyse précis dans le texte, de manière à présenter un développement en 1 minute 30 à l’oral (recherche à faire seul, par 2 ou par 4). A l’oral, l’élève (ou le groupe) présente son développement à la classe : 7 ou 8 exposés rapides ont ainsi lieu, éventuellement notés sur 5 ou 10. Il y a discrimination par la classe et le professeur, et, si besoin, un complément est apporté.
Il s’agit enfin de réfléchir à une possible question d’oral. Les pistes de lecture deviennent autant de sous-parties possibles à agencer logiquement pour répondre à la question choisie. On les regroupe en 2 ou 3 axes, de façon à proposer des plans à la classe, ou entraîner à l’oral un ou deux élèves.
Il va de soi que toutes les étapes ne peuvent être suivies pour chaque lecture analytique : il y faudrait quatre heures… On peut tantôt faire chercher les pistes de lecture, tantôt les donner. On ne fait pas systématiquement préparer un plan en fin de séance. Si possible, le cours peut également être déposé sur l’ENT avant l’étude, à charge pour les élèves de se l’approprier et de préparer directement l’oral. Les élèves reçoivent le conseil de faire une fiche de révision par texte (introduction pertinente – méthode donnée par ailleurs – et pistes de lecture) et d’apprendre ces fiches. Avec de l’entraînement, tous les élèves sont capables de bâtir rapidement un exposé cohérent de 10 minutes.
Un bon complément, pour l’entraînement au bac, consiste à mettre les élèves dans les conditions de l’examen plusieurs fois par an en utilisant la salle multimédia ou le laboratoire de langues. En une heure, les élèves reçoivent un texte étudié et une question, préparent en 30 minutes, s’enregistrent sur les ordinateurs et déposent leur fichier sur l’ENT : un Devoir Surveillé oral, en quelque sorte.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut