Une lanceuse d’alerte ignorée pendant des années
Avant sa première question, le co-rapporteur de la mission, le député Paul Vannier (LFI) salue la professeure de mathématiques, « une lanceuse d’alerte », poursuivant « vous l’avez été dès les années 90 et cette alerte a été manifestement très longtemps ignorée, elle est reconnue aujourd’hui par notre commission d’enquête ».
« Des enfants écrasés de fatigue, ternes, passifs »
Sous serment, Françoise Gullung décrit ce qui l’a frappée dans l’institut Notre-Dame de Betharram. Elle a vu des « enfants écrasés de fatigue, ternes, passifs » et dont « la tête tombait sur le pupitre ». « Ça surprend quand même » commente-t-elle. Elle interroge les élèves qui « essayaient de pas trop parler », qui minimisaient « ce n’est pas grave, ce sont des problèmes à l’internat, on n’arrive pas à dormir », lui disaient-ils.
« J’ai voulu comprendre » explique Françoise Gullung qui a poursuivi son « enquête » auprès de l’infirmière. Elle rapporte à la commission que cette dernière lui laisse entendre qu’il se passe « d’autres choses ». Elle évoquera plus tard « des enfants [qui] étaient mis au garde-à-vous au pied de leur lit, cela pouvait durer deux ou trois heures ».
« Mes élèves étaient en classe dans un état de fatigue extrême, c’est eux qui m’expliquaient qu’ils ne pouvaient pas dormir car les sanctions étaient de rester debout ». Elle dit avoir été témoin de violence physique, « un enfant rossé de coup par un adulte », précisant ne pas avoir entendu parler de violences sexuelles.
Elisabeth Bayrou, « faire-valoir de Bétharram »
Dès son arrivée à Bétharram, quinze jours, trois semaines après la rentrée, elle entend des coups, « des hurlements », des cris d’un élève. Elle poursuit son témoignage, et raconte s’être adressée à l’épouse de François Bayrou, alors ministre de l’Éducation nationale Elisabeth Bayrou :« Madame Bayrou, qu’est-ce qu’on peut faire ? » se rappelle-t-elle avoir demandé, « Elle n’a pas compris ce que j’attends ». L’ancienne professeure de Notre-Dame de Bétharram souligne l’importance de Madame Bayrou pour l’institut catholique : « C’était l’image qu’on présentait de Bétharram, c’était le faire-valoir ». Elle y enseignait le catéchisme, et y scolarisait alors une partie de ses enfants.
« J’ai commencé à signaler »
Fin 1994, ou début 1995, François Gullung se souvient avoir « commencé à signaler » les faits qui se passaient entre les murs de Bétharram. « J’ai écrit à François Bayrou, sans réponse, j’ai fait un courrier au tribunal, sans réponse, je suis allée à la gendarmerie, […] j’ai aussi écrit à la direction diocésaine, et j’ai contacté le médecin de la PMI ». La seule réponse qu’elle obtient est celle d’un représentant de la direction diocésaine, lui (re)commandant « si [elle] voulai[t] rester dans l’enseignement catholique » d’oublier « tout ça ». François Bayrou alors ministre de l’Éducation nationale et conseiller départemental ne lui répond pas, tout comme lorsqu’elle s’adresse à lui directement à Pau.
Elle rapporte des faits de l’hiver 1995, « des enfants dehors dans le froid, j’ai considéré que c’était de la torture ». La professeure a essayé de les protéger, les invitant à parler à leur famille. « J’ai fait tout ce que je pouvais » déclare-t-elle.
Le contexte du privé propice à la mécanique du silence
Aux questions de la commission sur le silence des professeurs, Françoise Gullung renvoie au système du recrutement des établissements privés sous contrat : « Je crois qu’il faut comprendre comment fonctionne le système d’embauche dans l’enseignement catholique. Les gens arrivent là, vierges de toute expérience pour l’immense majorité d’entre eux. Le plus souvent, ce sont des élèves qui ont été embauchés. […] A Bétharram les gens qui arrivaient étaient en général d’anciens élèves, ou des personnes de l’entourage immédiat de la direction. […] Ces gens-là restaient toute leur carrière. Non seulement, ils restaient toute leur carrière, mais ils n’avaient pas, comme dans l’enseignement public, des inspecteurs qui les rencontrent et les réunissent pour parler des programmes, pour tester des des pratiques etc. Les enseignants du privé sont totalement ignorés du rectorat ».
Des pressions, des menaces : « Je suis devenue persona non grata »
« On m’a toujours demandé de me taire, de ne pas créer de problème » affirme-t-elle lors de l’audition. La professeure Françoise Gullung expose les pressions et menaces qu’elle a subies. « On m’a sommé de demander une mutation », dit-elle, le refusant.
Elle fait le récit d’une convocation de toute l’équipe pédagogique par le père Carricart qui fait suite la plainte d’une famille. Durant cette réunion, ils sont sommés de se taire « sous peine de sanction, de ne pas parler ni aux journalistes, ni aux policiers ou à la gendarmerie, ni à nos familles de ce qui s’était passé » [… ]s’il savait que l’un d’entre nous en parlait, il serait sanctionné ». Trois ans plus tard, le père Carricart est accusé de viol. Il se suicide en 1998. Elisabeth Bayrou s’était rendue à ses funérailles.
La professeure relate également une scène du printemps 1996, vécue comme une agression, durant laquelle elle tombe à terre et se blesse. Un rapport dont elle n’a pas connaissance, apprend-on lors de l’audition, relate les faits autrement.
Les rapporteurs citent une correspondance entre le directeur de l’établissement catholique et le recteur de l’académie de Bordeaux datant de mai 1996. Dans ces courriers, ils échangent sur les conditions du renvoi de la professeure et de la non-réinscription de l’élève dont la famille avait porté plainte.
« J’ignorais tout de cette inspection »
Mi-avril a lieu l’inspection de l’établissement. La professeure dit tout ignorer de cette inspection, bien qu’elle soit au cœur de ce rapport. « Vous êtes la personne la plus fréquemment citée dans ce document » pointe le rapporteur Paul Vannier. Il précise que ce rapport avait été commandité par François Bayrou, le Premier Ministre actuel, alors ministre de l’Éducation nationale, « en passant par le recteur d’académie ». La conclusion de ce rapport invite « à trouver une solution afin que Madame Gullung n’enseigne plus dans cet établissement » et à demander sa mutation. Ce qu’elle ne souhaitait pas.
Fin de carrière marquée du sceau de Bétharram
« J’ai terminé ma carrière avec un cancer », ont été presque les premiers mots de Françoise Gullung. Elle relate alors qu’elle souhaite un mi-temps thérapeutique. Le service de santé départemental lui demande de fournir des documents dont une lettre du médecin du rectorat. Elle déclare alors que la lettre « expliquait que [elle] étai [t] une personne un peu dérangée qui posait problème à l’établissement, qui posait problème aux élèves et que donc il ne fallait pas […] donner ce mi-temps théarapeuthique ».
Le récit de la professeure met en lumière les pressions, les silences mais aussi les alertes et signalements ignorés par les différentes autorités.
Djéhanne Gani
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