Sur quel socle repose la volonté de construire une école inclusive ?
En France, la volonté de construire une école inclusive s’exprime officiellement après la loi de février 2005 par l’adoption progressive (2009) du terme inclusion qui vient remplacer celui d’intégration. Si, pour la recherche, ces deux mots ne peuvent recouvrir la même réalité et si le passage de l’un à l’autre vient souligner, en théorie, un changement de paradigme, dans la réalité française, ce changement n’a pas eu d’effet de transformation radicale des structures de l’École. Aussi pourrait-on faire l’hypothèse que le socle à partir duquel le politique décide de l’adoption d’un discours inclusif est fragile : il s’agit de s’inscrire à moindres frais dans un mouvement international, essentiellement nord-américain, et relayé par l’Union européenne.
Je crois de moins en moins que pour le politique la transition inclusive soit réellement une transition, c’est-à-dire ce moment de modernisation de notre école qui nous verrait collectivement capables d’en critiquer certaines formes d’obsolescence et de proposer des réformes d’ampleur qui toucheraient au fond des problèmes. Par ailleurs, depuis le ministère Attal, je pense ce socle plus fragile que jamais : si, sur le terrain, nombre d’enseignants, d’AESH et de cadres sont constamment sur la brèche pour mettre en œuvre une école plus inclusive, si, à la Dgesco ou dans les EAFC, certains œuvrent à fabriquer des plans de formation ambitieux, le personnel politique est à mon sens infiniment moins convaincu du bien-fondé de l’inclusion scolaire.
J’en veux pour preuve le retour en grâce de la thématique des groupes de niveaux profondément anti-inclusifs dans leur essence même. Le moment inclusif de l’Ecole, dont on pourrait espérer qu’il soit un levier de transformation des vieilles structures vermoulues, vient rencontrer le moment conservateur de la société française, auquel le politique est attentif… Aussi faut-il avancer entre ordres et contre-ordres. C’est cela qui donne au processus de transformation inclusive de notre école son caractère d’inachèvement et de recherche permanente d’un compromis qui ne satisfait pas grand monde.
Selon vous, comment l’histoire de l’école depuis Ferry éclaire-t-elle ses difficultés à être inclusive ?
Dans mes recherches, je fais l’hypothèse sociohistorique que nous sommes des héritiers. Nous avons collectivement hérité de la forme scolaire telle que la Troisième République l’institutionnalise mais également d’imaginaires concurrents : le premier est celui de l’éducabilité. Il postule, depuis Itard, Seguin, de Bourneville et d’autres géniaux aventuriers de l’éducation spéciale au 19è siècle, que tous les enfants sont éducables et que nos échecs sont d’abord le signe qu’il faut repenser nos pédagogies et l’environnement scolaire. L’éducation inclusive, à mon sens, continue de creuser ce sillon.
Le second imaginaire est celui d’une approche déficitaire des enfants qui n’apprennent pas : depuis les théories de la dégénérescence jusqu’à celle du handicap socioculturel, cet imaginaire pose que les enfants en échec le sont du fait de leur manque, de leur pathologie, de ce qu’aujourd’hui on appellerait leur trouble, ou bien en raison du milieu social auquel ils appartiendraient. Cet imaginaire justifie les politiques de mise à l’écart et d’orientation précoce. Il essentialise le handicap ou la difficulté scolaire. En ce sens, il est un frein encore très actif au développement de l’éducation inclusive.
L’enseignement spécialisé VS l’inclusion : que disent-ils de la vision de l’école et de l’élève ?
L’enseignement spécialisé est encore aujourd’hui mis en tension par ce double imaginaire. Le discours ambiant sur les troubles invite constamment à faire peser sur nombre d’élèves le soupçon de l’inéducabilité. Cependant les enseignants spécialisés, qui représentent le front pionnier du développement de l’éducation inclusive, sont aussi ceux qui cherchent à innover pédagogiquement. Quand on les observe pendant leur formation, on découvre combien est vif chez eux le désir de bousculer la forme scolaire. Ils sont nombreux à trouver, parfois presque inconsciemment, leurs cadres de pensée dans les divers mouvements d’éducation nouvelle. Ils sont ainsi parfois les héritiers de la contestation radicale de la rigidité de l’école française telle qu’elle s’est développée après-guerre.
L’enseignement spécialisé, pour se mettre pleinement au service de l’éducation inclusive, doit perpétuellement lutter contre les approches déficitaires pour réaffirmer que les progrès viendront d’une réflexion toujours renouvelée sur l’environnement pédagogique que l’on propose à tous les élèves. Aujourd’hui ce dernier point s’incarne dans le développement d’une approche nord-américaine : la conception universelle des apprentissages (CUA).
Comment passer d’un modèle ségrégatif à un modèle inclusif ?
Si l’on se fie aux recherches nombreuses sur l’inclusion scolaire, le passage d’un modèle ségrégatif à un modèle inclusif s’opère quand on met en avant l’idée selon laquelle c’est dans l’environnement le moins restrictif que les enfants se développent le mieux. La classe spécialisée, l’établissement spécialisé trop fermé, peuvent être considérés comme des environnements restrictifs. En revanche, l’école ordinaire, « de quartier », pour autant qu’elle met en œuvre une politique d’accessibilisation, est l’environnement le plus favorable. C’est-ce que prône la CUA : réfléchir à concevoir des espaces d’apprentissages (géographiques, didactico-pédagogiques) suffisamment riches et souples pour répondre aux besoins partagés d’une grande diversité d’élèves. Le mot universel vient souligner combien il faut créer de l’espace commun.
Cependant il ne faut pas entendre ce mot comme le prétexte à sortir des logiques de différenciation. Il faut subtilement anticiper les besoins des élèves pour offrir des approches pédagogiques variées au sein de la même séquence et autour des mêmes objectifs. La CUA n’est sans doute pas la nouvelle panacée, mais elle indique une direction pour une activité pédagogique inclusive.
Pourquoi l’inclusion est-elle nécessaire ?
On peut apporter deux réponses simples : parce qu’elle est plus efficace en termes de réussite académique, de développement de la socialisation et de création d’espaces scolaires collaboratifs, et parce qu’elle est une question de droit. Chaque élève a droit à la scolarité la plus ordinaire possible, c’est-à-dire la moins discriminante possible. Par ailleurs, l’inclusion scolaire est un travail d’approfondissement démocratique d’une société. La profondeur de la culture démocratique d’un pays se vérifie au sort qu’il réserve à ceux qui ont été longtemps contenus dans ses marges. Plus nous serons collectivement capables à l’école de créer des environnements accessibles, plus nous travaillerons à cet approfondissement démocratique.
Quels obstacles et que disent-ils du système éducatif ?
Les obstacles sont nombreux, depuis les pesanteurs structurelles d’une école qui a du mal à changer jusqu’à l’ambiance politique que je considère en ce moment très défavorable à une transformation inclusive profonde. L’école inclusive, c’est aussi un combat de valeurs.
Comment passer de la théorie à la pratique ?
Effectivement si la théorie est claire, ancienne et bien démontrée par la recherche, sa mise en œuvre dans les classes est complexe, en regard des pesanteurs et héritages que je viens de décrire. Il y a plusieurs axes à privilégier : le premier est bien sûr celui de la formation. L’éducation inclusive demeure un paradigme récent. Il doit devenir une matrice dans la formation des enseignants et non pas un simple ajout, une branche supplémentaire greffée au tronc d’une formation initiale déjà bien lourde.
Il faudrait également donner aux collectifs d’enseignants et de professionnels du médico-social une large possibilité d’innovation, en contexte local, afin qu’ils soient valorisés en tant qu’acteurs du changement, ce qui est plus engageant que d’être l’objet de prescriptions réitérées et mal accompagnées qui les essoufflent, les décontenancent, voire leur font baisser les bras. C’est avec les professionnels de terrain que les innovations les plus fécondes naitront.
Propos recueillis par Djéhanne Gani