« Quand accepterons-nous que l’école soit transformée par l’enfance qu’elle y accueille, et non l’inverse ? » demande l’historienne Laurence De Cock dans ce texte inspiré par les ouvrages « Politiser l’enfance » et « Infantisme » de Laelia Benoit. La question de la place de l’enfant et de sa parole ouvre un champ de réflexions pour les adultes qui pensent et font l’école. Elle nous invite à réfléchir au glissement qui s’opère dans l’espace scolaire : « l’élève est-il encore un enfant ? »
L’école n’est pas un sanctuaire
L’école n’étant pas un sanctuaire – et c’est heureux – il est très fréquent que les élèves expriment ou manifestent leur opinion sur tel ou tel sujet, a fortiori politique. Et ce, dès l’école primaire. Dès lors, les mots ou images qu’ils mobilisent révèlent un monde de l’enfance avec ses normes, ses codes, sa langue et ses gestes. Trop souvent, ces expressions sont délégitimées par des rappels à l’ordre professoraux : on ne dit pas ça, on ne parle pas comme ça, ce que tu dis n’a aucun intérêt, cesse de faire ton intéressant etc.
C’est cet univers de compréhension enfantine que sont allés sonder Julie Pagis et Wilfrid Lignier dans leur ouvrage magistral L’enfance de l’ordre, comment les enfants perçoivent le monde social[1] publié en 2017. Cette année-là, Emmanuel Macron se présente pour la première fois à la présidence de la République et les enfants commentent allègrement l’actualité comme à leur habitude. Les sentences tombent : il y a les candidats gentils et méchants ; les moches et les beaux, ceux qu’on dessine en train de faire pipi pour les ridiculiser, ceux qui font pleurer maman, puis celle qui fait peur parce qu’elle veut renvoyer les gens dans leur pays. De plus en plus de travaux de sociologie interrogent le rapport ordinaire des enfants à la politique, leur grille de décryptage du monde. Bien sûr ils montrent l’importance de la socialisation enfantine dans l’environnement familial, mais fournissent aussi des clés pour décoder ces jugements enfantins et ces expériences sensibles du politique.
À la lecture de ces travaux, on ne peut que s’interroger sur les manquements de l’école dans cet accueil de la parole enfantine ; une institution qui d’un côté surinvestit une éducation à la citoyenneté pétrie de rituels et d’apprentissages formels désincarnés et très éloignés du monde de l’enfance (dont les élections de délégués sont l’un des exemples les plus emblématiques), et qui, de l’autre, sanctionne toute parole considérée comme déviante, comme si les mots d’enfants avaient le même poids que ceux des adultes. Des manquements qui ont mené des enfants à se voir accusés d’apologie de terrorisme par exemple.
Politiser l’enfance
Parmi la littérature publiée sur le sujet, un ouvrage paru plus récemment appelle à « politiser l’enfance ». Il est dédié au philosophe Tal Piterbraut-Merx qui avait entamé un doctorat sur ce sujet, avant de mettre fin à ses jours le 25 octobre 2021[2]. Le livre est un assemblage de contributions aussi bien juridiques que poétiques, artistiques, philosophiques, sociologiques, militantes ou pédagogiques. C’est un livre-ovni. D’abord dans sa matérialité ; produit d’une originale conception éditoriale, l’objet en jette à double titre : il est de bric et de broc comme l’est souvent le monde des enfants, mais, plus encore, il jette un pavé dans la mare.
L’univers enfantin est une question qui taraude les pédagogues depuis très longtemps. Plus personne, en théorie, ne considère l’enfant comme un vase vide à remplir, ce dont se chargerait l’institution scolaire. Dans la mouvance de l’éducation nouvelle, certains pédagogues comme le couple Freinet ou encore Roger Cousinet, dans leurs revues La Gerbe, Enfantines ou l’oiseau bleu, ont cherché à légitimer les expressions propres des enfants, par le biais de textes ou dessins libres. Ce faisant, ils ont posé les premiers jalons d’une pensée de l’enfance en soi, c’est-à-dire qui ne soit pas tendue uniquement vers le devenir adulte, « téléologique » comme l’écrit Tal Piterbraut-Merx. Une réflexion féconde pour interroger l’institution scolaire : permet-elle aux enfants d’être soi en tant qu’enfants ? L’élève est-il encore un enfant ?
Dominations et discriminations subies par les enfants
Mais une politisation de l’enfance irait encore plus loin en pointant l’un des impensés de notre société : la nature et les conséquences des rapports de pouvoirs de l’adulte sur l’enfant, notamment en ce qui concerne les violences, sexuelles mais pas seulement. Ce faisant, le travail rejoint le petit opus publié l’année dernière par Laelia Benoît parlant d' »infantisme » pour qualifier les discriminations subies par les enfants.
Quelles seraient les particularités de ce rapport de domination ? Il va de soi qu’il n’est pas comparable en tout point à d’autres formes de dominations incarnées dans le sexisme, les racismes ou le validisme. Car il s’agit précisément d’enfants et que l’on se trouve sur une ligne de crête entre la nécessité de détacher la figure de l’enfant de sa projection comme « adulte en devenir », tout en reconnaissant une forme de vulnérabilité qui nous oblige, nous les adultes. Mais nous oblige à quoi ? De même, il n’existe aucun autre rapport de domination dans le cadre duquel le dominant ait à ce point fait l’expérience du dominé. Or nous avons toutes et tous été des enfants.
Les pistes posées dans l’ouvrage peuvent gêner aux entournures[3]. Elles restent à creuser mais on en voit le potentiel émancipateur. D’abord elles ne plaident pas pour l’abolition d’une domination qui place l’enfant à égalité de statut avec l’adulte, ce qu’ont pu faire les libertaires des années 1970 dont on connaît les dérapages en matière de banalisation de la pédocriminalité. Ensuite elles prennent à bras le corps la douloureuse question des violences intrafamiliales (Tal Piterbraut-Merx ayant été elle-même victime d’inceste) autant que celle du paradigme dominant de la « protection de l’enfance » qui repose sur un modèle « développementaliste » conférant aux adultes la responsabilité de protéger l’enfant de sa fragilité.
Sur le plan pédagogique, la réflexion ouvre bien des vannes également puisque le rapport de domination entre le maître et l’élève est à l’intersection de celui entre l’adulte et l’enfant et de ce que produit l’institution scolaire comme effet d’autorité. Tout cela reste à approfondir et un dialogue fécond mais interrompu, dans le livre, entre le sociologue Ghislain Leroy et Tal Piterbraut-Merx nous invite à le faire. Pour ma part, j’y vois l’opportunité de travailler la relation pédagogique autrement, dans la poursuite des travaux de Jacques Rancière sur Le maître ignorant, plaidant pour une horizontalité totale des relations entre maître et élève ; ainsi que de porter un regard critique sur les expériences anti-autoritaires qui restent encore les marottes de certaines critiques radicales de l’école comme l’expérience de l’école de Summerhill.
L’école restant un espace de socialisation par l’apprentissage de savoirs, à quelles conditions ces apprentissages peuvent-ils se faire sans s’accompagner de micro-sabotages de l’enfance ? Et comment l’école peut-elle accompagner – sans troubler – l’enfant dans ses propres choix, jugements, consentements ?
Dit autrement, quand accepterons-nous que l’école soit transformée par l’enfance qu’elle y accueille, et non l’inverse ?
Laurence De Cock
[1]On peut regarder aussi la bande dessinée Julie pagis et Lisa Mandel, Prézizidentielle, Casterman, 2017.
[2]Comme le font ses ami.es, je vais genrer Tal Piterbraut-Merx alternativement au masculin et féminin dans ce texte
[3]Elles sont aussi longuement dépliées dans cette conférence de Tal Piterbraut-Merx : https://www.youtube.com/watch?v=xF6gSxKU7Zg
Ses ami.e.s ont également entrepris de finaliser un ouvrage à partir de son doctorat inachevé. La parution est prévue le 25 octobre prochain : https://www.editionsblast.fr/la-domination-oubliee