Vous proposez une enquête documentée sur les violences sexuelles sur les mineurs par des mineurs. Pouvez-vous dresser un état des lieux sur les chiffres et types de violences selon les âges ?
Je travaille régulièrement sur les violences sexuelles depuis de nombreuses années, mais j’ai été frappée de découvrir les chiffres des violences sexuelles entre mineurs. Alors qu’on pourrait penser qu’il s’agit d’un épiphénomène par rapport aux violences des adultes, c’est en réalité massif. Près de la moitié des mis en cause en 2021 pour violences sexuelles sur mineurs étaient des mineurs eux-mêmes. Les enquêtes de victimation font ressortir des chiffres légèrement inférieurs, mais tout de même très importants, de l’ordre de 30-40%.
C’est dans la famille et l’entourage que se produisent d’abord les agressions, c’est donc l’inceste d’un cousin ou d’un frère qui est le cas le plus fréquent. Et puis il y a l’école, les colonies de vacances, le foot, la piscine, partout où il y a des enfants. Les agressions peuvent prendre la forme de viols collectifs dans la sphère publique ou se dérouler dans un contexte plus feutré, intime, de relation amoureuse naissante, particulièrement pour les ados. Les victimes sont âgées en moyenne de 10 ans, et sont à cet âge ou avant cet âge, le plus souvent victimes dans la famille ; puis, à partir de 12-13 ans, davantage à l’extérieur. S’agissant des auteurs, l’âge le plus à risque est l’adolescence, autour de 14 ans, où les autorités constatent un boom des signalements. Et puis comme pour les adultes, on trouve dans les affaires qui parviennent à la justice une majorité écrasante de garçons (près de 90%). Il faut ajouter que les enfants de l’aide sociale à l’enfance sont un public particulièrement exposé et vulnérable, tout comme les enfants et adolescent·es handicapé·es, pour lesquels grande majorité des agresseurs sont d’autres enfants.
Les chiffres ont explosé en 20 ans. Entre 1996 et 2018, les affaires de viols avec des mineur·es mis.es en cause ont augmenté de 279 % et de plus de 315 % pour les agressions sexuelles au sens large (comprenant le harcèlement et l’exhibition sexuelle). Et depuis 2017, il y a eu 100% d’augmentation ! Une des premières raisons est sans doute la hausse des déclarations, avec un effet #MeToo. On a connu un phénomène similaire dans les années 1980, après le témoignage d’Eva Thomas et la très forte médiatisation qui a suivi sur l’inceste. Le nombre de personnes incarcérées pour infractions sexuelles a alors été multiplié par 44.
Mais cela n’explique peut-être pas tout. Les experts et expertes que j’ai interviewé.es constatent une rupture à partir de 2010 environ, avec l’arrivée du smartphone et l’exposition accrue des enfants au numérique, notamment à la pornographie en ligne. Avec des applications comme Snapchat ou Whatsapp, il devient aussi plus facile pour des adolescent·es qui ne se connaissent pas d’entrer en contact sans laisser de traces, via les messages éphémères. On constate enfin une hypersexualisation croissante de la sphère publique et médiatique, avec des chanteuses comme Miley Cyrus ou Nicki Minaj, qui encouragent indirectement les jeunes filles à s’afficher dénudées sur les réseaux sociaux et à vendre leurs corps pour obtenir des “likes”, comme l’a bien montré le film Mignonnes, de Maïmouna Doucouré. Cette surenchère, couplée à une forme de marchandisation de l’acte sexuel encourage les comportements à risque et brouille les limites pour ces jeunes filles.
Et de quels chiffres ou infos des violences sexistes et sexuelles à l’école, au collège et au lycée dispose-t-on ?
Pour l’école au sens large, les chiffres les plus intéressants et les plus récents me paraissent être ceux de l’enquête harcèlement, conduite en 2023 par le ministère de l’Education nationale (plus précisément la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance). On y apprend que 16 % des écolier·ères déclarent qu’un ou plusieurs élèves ont essayé de toucher des parties de leur corps ou de les embrasser sans leur consentement, et 5% “souvent ou très souvent”. Selon mes calculs, cela fait près de 560.000 écolier·ères ! Au collège et au lycée, pour le public, respectivement 136.000 et 67.000 élèves déclarent avoir subi des “violences à caractère sexuel”. Cela fait donc près de 800.000 élèves rien que pour le public, tous niveaux confondus. D’autres études confirment ces chiffres, comme les enquêtes de climat scolaire et de victimation, ou celle de l’Observatoire européen de la violence à l’école, publiée en mai 2018.
S’agissant des viols, la question n’est jamais posée aux élèves. On dispose de très, très peu de données là-dessus. Mais un sondage de l’institut OpinionWay pour Plan International France Plan international a montré que les viols en milieu scolaire concernent 3 % des femmes interrogées, âgées de 13 à 25 ans.
Comment réagit l’institution en cas de violences sexuelles, des chiffres ? Existe-t-il un protocole administratif et juridique ?
Ce que me répondent quasiment toutes les personnes interviewées, syndicats et fédérations de parents compris, c’est que le “pas de vague” est la norme. On le sait depuis l’enquête de la Ciivise, en 2023 : lorsque c’est à un professionnel que l’enfant se confie, ce professionnel ne fait rien dans 60% des cas. Dans les affaires que j’ai investiguées, beaucoup de parents ne sont même jamais prévenus de ce qui s’est passé, et l’apprennent par leur enfant, parfois des mois plus tard. Ou lorsqu’un camarade témoin a parlé à ses propres parents.
S’agissant des protocoles, c’est très brumeux. Il y a parfois un protocole pour signaler des faits, qui est à peu près clair, sur la façon de rédiger une information préoccupante. Mais au-delà de cela, il n’y a pas de consensus ni de règle sur ce qu’il faut faire par exemple avec l’enfant agresseur : faut-il ou pas le changer d’école ? Et quand ? Quel type d’agression déclenche une éviction ? Ou quel type de réaction de la victime ? Sur tout cela, rien n’est dit, et pire, les rares documents existants ne disent pas la même chose. Un guide 2002, présent sur une page de ressources du ministère, mentionne que l’agresseur doit être changé d’école. Un guide plus récent, de 2019, ne formule aucune recommandation en ce sens. Les protocoles entre le ministère de la Justice et l’Éducation nationale que j’ai pu consulter ne disent rien non plus sur le sujet. Et quand on interroge des responsables de l’Éducation nationale, le flou est patent.
La situation la plus grave concerne le primaire, puisqu’il n’y a pas de conseil de discipline possible. Les textes qui permettent l’exclusion d’un élève – notamment le décret d’août 2023 sur le harcèlement – précisent que le comportement de l’élève doit avoir été “répété” après l’instauration de mesures éducatives. Et beaucoup de responsables de l’Education nationale le disent aux parents : “On ne peut rien faire”, “impossible de changer l’élève agresseur d’école”, alors qu’on pourrait très bien considérer qu’il s’agit d’une mesure éducative, et pas d’une sanction. C’est donc le plus souvent la victime qui part, quand elle n’est pas contrainte de rester dans l’établissement, face à son agresseur.
Vous parlez d’« autocensure institutionnelle », pouvez-vous expliquer le concept ?
C’est un concept développé par Alexandra Bernard et Patrice Cuynet, tous deux enseignants-chercheur·euses en psychologie. L’idée c’est que l’école est le lieu de la sublimation des pulsions par excellence, au sens freudien du terme. C’est le lieu où l’on apprend à devenir un individu civilisé, en mettant son agressivité et ses désirs primaires de côté. La violence sexuelle attaque le coeur même du projet de l’école, qui va réagir sur un mode défensif, en refoulant ces faits hors de la conscience, en préférant se voiler la face. L’autocensure agit aussi vis-à vis de l’employeur, l’Education nationale, puisque révéler les faits peut conduire les professeurs ou responsables qui le font au reproche de défaut de surveillance.
Comment l’École pourrait faire mieux ?
Il faudrait déjà que l’Ecole fasse un exercice de transparence sur ces faits. J’ai par exemple demandé avec insistance pendant des mois les chiffres des informations préoccupantes et signalements au procureur effectués chaque année par l’institution, en vain. J’ai dû saisir la commission des documents administratifs (Cada). L’Ecole doit aussi mettre en place les trois séances d’éducation à la sexualité et à la vie relationnelle et affective, qui sont pourtant obligatoires depuis 25 ans, pour que les enfants aient conscience des limites et du danger et puissent parler. Mais nous n’arriverons pas à entendre réellement ces enfants sans former les professeur·euses et tout le personnel de l’école, animateurs et animatrices du périscolaire compris, à la détection de ces violences. Il faut enfin des infirmier·ères et des médecins scolaires en nombre suffisant, et des profs mieux payés et mieux épaulés, car on ne peut aider l’autre quand on est soi-même en souffrance.
Plus généralement, il me paraît indispensable de changer le regard que nous avons sur les enfants. J’assistais hier à une audition dans le cadre de la commission d’enquête sur les violences à l’école, et l’un des responsables présents a clairement reconnu avoir “plus investi les enjeux de protection des personnels” que les violences sexuelles commises sur les élèves. Dans un coin de sa tête, l’Ecole se méfie des enfants, et toute la société française a des exigences de discipline sur eux qui n’existent pas dans d’autres pays, moins autoritaires, comme la Suède, qui a interdit les châtiments corporels dès 1979, 40 ans avant nous. Pourquoi l’Ecole française n’enseignerait-elle pas plus systématiquement aux enfants leurs droits? Un enfant n’est jamais responsable des violences qu’il commet, et encore moins de celles qu’il subit. Il est temps d’écouter les enfants et de nous mettre à leur hauteur.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Tableau noir. Violences sexuelles entre enfants, le phénomène massif que l’école ne veut pas voir. Aude Lorriaux, Stock, 2025.
