Enfin une bonne nouvelle ! Pleins feux sur une artiste atypique et inclassable, figure majeure de l’histoire du cinéma moderne, voyageant sans cesse de la fiction au documentaire, de l’autofiction à l’installation vidéo, de l’écriture littéraire à la création sonore : Chantal Akerman (1950-2015). Exposition exceptionnelle par son ampleur et sa durée, au Jeu de Paume à Paris, nouvelle sortie en version restaurée, initiée par Capricci, de 16 de ses longs métrages en salle dans toute la France, éditions de ses œuvres écrites et parlées et conception d’un coffret rassemblant 46 films… éclairent enfin l’itinéraire sensible et esthétique d’une cinéaste follement audacieuse et libre. Cette conjonction heureuse d’événements culturels donne ainsi la possibilité à un large public, jeune en particulier, de parcourir les immenses territoires d’une œuvre radicale, non assignable, ouverte à l’autre.
Apprentissages précoces, nomadisme expérimental
Contrairement aux idées reçues, Chantal Akerman ne naît pas au cinéma en 1975 avec « Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles », succès critique à sa sortie, film manifeste féministe pulvérisant les codes de représentation, porté par Delphine Seyrig ; une fiction -constat glacial en longs plans-séquences de l’oppression féminine et du séisme d’un passage à l’acte en forme d’affranchissement sans retour- qui frappe d’autres cinéastes d’alors jusqu’à aujourd’hui et ce, dans le monde entier. Il faudra cependant la nouvelle sortie de ce film en salle en 2022 pour en mesurer l’impact durable sur les spectateurs et l’influence persistante auprès de réalisateurs aussi singuliers que Gus Van Sant, Todd Haynes ou Claire Denis, entre autres.
‘Chef-d’œuvre’, ‘citation en référence’, des termes qu’aurait sans doute récusés la fille rebelle née à Bruxelles en 1950 de parents polonais survivants de la Shoah, dont sa mère à qui la lie un ‘amour fou’ réciproque, comme Chantal Akerman le confie dans un entretien avec la chercheuse Nicole Brenez.
‘Pierrot le fou’ de Jean-Luc Godard (1965), premier choc fondateur. Un passage éclair à l’INSAS, qu’elle quitte au bout de quelques mois. Auparavant, un premier court-métrage en 1968 ‘Saute ma ville’, autofiction, filmée dans son appartement, une vie quotidienne, d’abord ordinaire qui finit en suicide explosif à la gazinière- en forme de ‘pied-de-nez’ tragi-comique à tous les types de formatage et d’entrave à sa liberté créatrice.
Direction les Etats-Unis et New-York en 1973 où elle s’installe quelque temps, découvre le cinéma expérimental de Jonas Mekas ou Michael Snow en particulier. Et l’univers d’Andy Warhol.
Après « Je, tu, il, elle », premier long métrage en 1974, entre étrange voyage immobile teinté d’autofiction, errance du désir et brèves rencontre avec il puis elle, ce sera « Jeanne Dielman… ».
Traversée des genres et lignes de fuite
Exposition d’elle-même, mise en danger de son corps, proclamation de son homosexualité, Chantal Akerman déplace en même temps son regard de l’intime à l’universel, de l’autofiction au documentaire en passant par la comédie musicale (« Golden Eighties », 1986), l’adaptation littéraire (« La Captive », 2000) ou l’installation vidéo, du burlesque au tragique, sans qu’il soit possible d’assigner à chaque réalisation un genre convenu, une forme connue. Elle traverse les styles en inventant des formes nouvelles. De passages secrets en lignes de fuite, elle franchit les frontières (ou reste à leurs lisières) d’un continent à l’autre, réceptive à chaque fois aux brèches qui s’ouvrent pour observer, capter avec les moyens artistiques forgés pour l’occasion un moment de l’histoire du pays, des fragments de la vie des être humains qu’elle y voit. De la Belgique aux Etats-Unis, de l’Europe à Israël, elle filme des lieux de transit mais aussi ce que l’absence ou les traces d’un être cher, la quête d’une terre convoitée laissent dans le cœur des femmes et des hommes.
Ainsi dans le documentaire « De l’autre côté » (2002), des hommes, des femmes et des adolescents, rencontrés au seuil du passage illégal de la frontière séparant le Mexique et les Etats-Unis, se confient à la cinéaste qui les filme. Et Chantal Akerman commente son propos en ces termes : « C’est une histoire vieille comme le monde et pourtant chaque jour plus actuelle. Et chaque jour plus terrible. Il y a des pauvres qui, au mépris de leur vie, parfois doivent tout quitter pour tenter d’aller survivre, vivre ailleurs. Mais ailleurs on n’en veut pas. Et si on en veut, c’est pour leur force de travail. Travail dont soi-même on ne veut plus. Alors on est prêt à payer l’autre pour qu’il le fasse à sa place. À le payer, oui mais mal. Dans ce film-ci, l’ailleurs, c’est l’Amérique du Nord, et les pauvres sont pour la plupart des Mexicains. Là, ils ont cru que les difficultés, les dangers, le froid et la chaleur les arrêteraient. On n’arrête pas quelqu’un qui a faim. Mais on en a peur. Peur de l’autre, peur de sa souillure, peur des maladies qu’il peut apporter avec lui. Peur d’être envahi. Mais on n’a pas peur de le tuer..».
A l’aune de ce documentaire saisissant, l’ensemble de l’œuvre de Chantal Akerman -exposée aujourd’hui dans toutes ses formes subversives et sa prodigieuse liberté- , nous regarde.
Samra Bonvoisin
. ‘Rétrospective Chantal Akerman’ en 16 films ; 1er cycle (1974-1993) en salle ; 2ème cycle (1993-2015) dès le 23 octobre 2024
. ‘Chantal Akerman Travelling’, exposition en hommage à la cinéaste, artiste et écrivaine belge, réalisée avec le Palais des Beaaux-Arts de Bruxelles, la Fondation Chantal Akerman et la cinématèque royale de Belgique ; Jeu de Paume, Paris, jusqu’au 29 janvier 2025
.‘Chantal Akerman. Œuvres écrites et parlées. 1968-2015’. ; 3 volumes. Edition établie par Cyril Beguin. L’Arachnéen, 2024
. ‘Coffret Chantal Akerman’. DVD-Blue-ray. Edition Capricci, 2024
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