« Nous avons des élites de culture Sciences Po. Il nous manque des élites de culture Bac Pro » écrit Daniel Bloch dans cette tribune. Daniel Bloch, père du bac professionnel et ancien recteur, dénonce le manque de vision stratégique et l’angle mort dans lequel se situent les enseignements professionnels.
Les enseignements professionnels, scolaires comme supérieurs courts, se situent dans un angle mort du « système éducatif ». Faute de la vision stratégique systémique qui eût été nécessaire, leur « gouvernance » ne s’est traduite, au cours des trois dernières décennies, que par des mesures à caractère cosmétique, sans progrès significatifs. A cent lieues de constituer des réponses aux défis économiques et sociaux auxquels il fallait faire face. Comment, par exemple, « réindustrialiser » notre pays, rééquilibrer ses comptes extérieurs, sans pour cela disposer des personnels nécessaires, en nombre, mais aussi dotés de compétences telles que nos produits soient « compétitifs » ? On ne peut les former en un jour. Il eût fallu anticiper. Et comment transformer nos enseignements professionnels afin qu’ils attirent des publics de toutes les catégories sociales, alors que leur caractère ségrégatif n’a jamais été aussi marqué ? Nous avons des élites de culture Sciences Po. Il nous manque des élites de culture Bac Pro.
L’angle mort dans lequel se situent nos enseignements professionnels secondaires comme supérieurs courts est aussi celui dans lequel sont placés les deux tiers de la population active de notre pays, ses ouvriers et ses employés, ses techniciens comme ses cadres intermédiaires. La plupart d’entre eux ont été formés dans nos lycées professionnels, dans nos centres de formation d’apprentis, dans nos IUT ou encore dans nos sections de techniciens supérieurs (STS). Soyons plus précis : la moitié des sortants du « système éducatif » sont issus des établissements relevant spécifiquement de l’enseignement professionnel. Certains en sortent sans diplôme (7 %), d’autres avec un CAP (9 %) ou un baccalauréat professionnel (16 %), un DUT ou un BTS (12 %) ou encore une licence professionnelle (6 %), en tout 50 %. Que ne s’intéresse-t-on davantage à eux ?
L’orientation vers les enseignements professionnels s’inscrit dans un processus de distillation fractionnée, où certes sont pris explicitement en compte les niveaux de compétence scolaire atteints par les élèves, mais aussi, de façon implicite, la catégorie socioprofessionnelle dont relèvent leurs familles. La moitié des collégiens relèvent, par leur origine sociale, de catégories socioprofessionnelles défavorisées ; celles des ouvriers, des employés, des chômeurs de longue durée. A la sortie du Collège, les « moins bons » élèves sont, en larges proportions, orientés vers un CAP, notamment en lycée professionnel dont les élèves proviennent, pour 80 %, de milieux défavorisés, milieux auxquels appartiennent encore les deux tiers des lycéens engagés dans la préparation d’un baccalauréat professionnel. Les sections de techniciens supérieures (STS), où se prépare le BTS, en accueillent également à hauteur de 60 %. Remettre en route l’ascenseur social, c’est ouvrir aux titulaires d’un CAP davantage de possibilités d’accéder au baccalauréat professionnel, aux bacheliers professionnels d’obtenir un BTS ou une licence professionnelle, en élargissant, au-delà, les chemins d’accès à un master à caractère professionnel ou à un diplôme d’une « grande » École.
Sait-on, pour poursuivre notre chemin, que seuls les élèves du baccalauréat professionnel ne bénéficient pas d’une formation à la pensée philosophique. Avec quel sous-entendu ? Que sait-on également des discriminations dont souffrent leurs enseignants, classés par l’INSEE comme relevant des corps intermédiaires alors que cet Institut classe les enseignants des lycées généraux et technologiques comme de la catégorie supérieure, celle des cadres. Alors que les uns et les autres préparent leurs élèves au baccalauréat et détiennent les mêmes diplômes ? Ajoutons que le corps d’inspection dont relèvent les professeurs des lycées professionnels, les Inspecteurs de l’Éducation nationale (IEN), se situent dans la même catégorie que ceux en charge de circonscription de l’enseignement primaire et non de celle des Inspecteurs d’Académie -Inspecteurs pédagogiques régionaux (IA – IPR) – un corps hiérarchiquement supérieur – qui ont en charge les professeurs des lycées d’enseignement général et technologique.
Il nous faut apporter un nouveau regard sur les enseignements professionnels, sur leurs élèves comme sur leurs professeurs, sur les professions auxquelles ils préparent et sur les professionnels qui en sont issus. Mais aussi sur la « gouvernance » de notre dispositif d’enseignement et de formation professionnels. En défaut. Ce qui nécessite un état des lieux partagé, des propositions d’action et que la représentation nationale s’en saisisse. Comme en 1985, cette année ayant vu la naissance du baccalauréat professionnel et l’adoption d’une loi de programmation pluriannuelle de développement de l’enseignement technique et professionnel. On ajoutera que cette loi a été mise en œuvre dans la durée, au cours des huit années qui ont suivi, par-dessus les alternances politiques.
Daniel Bloch