Dans un contexte de montée des régimes autoritaires dans de nombreux pays, le Café pédagogique s’intéresse aux menaces que ces politiques menées représentent pour la recherche, la science, l’enseignement, les savoirs. Arnaud Brennetot, professeur des Universités en géographie politique et aménagement, étudie le lien entre entre démocratie et sciences. La science est-elle menacée par la montée des régimes autoritaires ? Le spécialiste en géopolitique et analyse territoriale évoque les conséquences de la montée de l’extrême droite pour le monde de l’éducation.
Quelles conséquences de la montée des régimes autoritaires pour le monde de l’éducation ?
Parmi les conséquences néfastes de la montée en puissance actuelle de l’autoritarisme dans le monde, on notera une dégradation nette des conditions de production et de partage des savoirs et de la culture scientifiques. Pour rendre compte de cette évolution, le V-Dem Project (soutenu par l’Université de Göteborg en Suède) calcule chaque année l’Academic Freedom Index (Indice de Liberté Académique) à partir d’une enquête réalisée auprès de plusieurs milliers de scientifiques répartis dans 179 pays dans le monde afin de mesurer l’état des libertés académiques, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles les scientifiques travaillent pour produire des résultats indépendants des intérêts et des ambitions des forces politiques au pouvoir. Ces libertés ne sont pas un privilège accordé à une corporation particulière mais plutôt la condition pour que le public ait accès à une connaissance scientifique que le pouvoir en place ne pourra pas manipuler à son profit.
Libertés académiques, liberté, sont donc incompatibles avec les régimes autoritaires et d’extrême-droite ?
Les expériences du passé ont montré combien les régimes autoritaires sont prompts à détourner les sciences pour consolider leur pouvoir. Même si la séparation du savoir et du pouvoir ne peut jamais être totalement atteinte, plusieurs principes que résume la notion de “libertés académiques” permettent de limiter les instrumentalisations abusives et de placer les sciences au service du bien commun. Il est notamment important que les chercheurs puissent investiguer et communiquer leurs résultats et les interprétations qu’ils en tirent sans que les gouvernements ne puissent censurer leur travail, ce qui n’empêche pas certaines recherches d’être régies par des clauses de confidentialité. L’examen de l’évolution de l’AFI depuis une vingtaine d’années fait apparaître une diminution notable dans les pays dirigés par des régimes autoritaires ou des forces d’extrême droite. C’est notamment le cas en Hongrie, depuis l’arrivée au pouvoir de V. Orban en 2010, en Pologne, sous les gouvernements le parti d’extrême-droite « droit et justice » (2014-2023), au Brésil, pendant la présidence de J. Bolsonaro (2019-2023) et en Inde, depuis l’accès au pouvoir de Narendra Modi en 2014.
Comment se traduit cette dégradation dans les faits ?
Cette dégradation de traduit par des coupes budgétaires, des suppressions de programmes ou de postes de recherche (voire de disciplines, comme le gouvernement de Floride l’a décidé pour la sociologie), un contrôle des agendas de recherche par les institutions politiques (quand il ne s’agit pas d’interventions plus brutales), une moindre activité de production de résultats et de publications, une diminution des capacités d’évaluation des politiques publiques et des risques auxquels sont exposées les populations.
Que faire ?
Dans ces conditions, la mobilisation scientifique contre les menaces politiques que les extrêmes droites représentent pour l’avenir des sociétés humaines doit non seulement se poursuivre mais également s’intensifier et devenir une priorité collective et institutionnelle. L’attention scientifique ne doit pas se focaliser exclusivement sur les risques technologiques, bioclimatiques, sanitaires ou économiques, tout à fait réels et importants, mais doit aussi porter, et de façon urgente, sur les risques politiques induits par la montée de l’autoritarisme, pour la science comme pour les démocraties.
Quelle menace pour l’École représentent les régimes autoritaires ?
Pour les régimes autoritaires, la tentation est grande de contrôler l’accès au savoir dès le plus jeune âge et de voir dans l’École un instrument de manipulation et de limitation de l’opinion des futurs citoyens. Cela passe par la réduction de l’autonomie pédagogique des enseignants comme on l’a observé depuis une décennie en Hongrie : les enseignants y ont perdu leur statut de fonctionnaires et sont passés sous le contrôle du Ministère de l’intérieur ; leurs conditions de travail et leurs droits (temps de travail, salaires, droit de grève) se sont fortement dégradés ; les budgets alloués à l’enseignement ont baissé de façon inquiétante ; les programmes scolaires ont fait l’objet de révisions nationalistes dans le cadre du combat culturel mené par le gouvernement Orban ; le marché libre des manuels scolaires a été aboli au profit de manuels choisis par le pouvoir.
Quel lien entre démocratie et sciences ?
Pour se forger des opinions libres, les citoyens ont besoin d’avoir accès à des savoirs fiables que les sciences ont vocation à contribuer à élaborer, actualiser, améliorer et partager avec le public, via des canaux indépendants des pouvoirs officiels. En contrepartie, les citoyens peuvent participer au renouvellement des questionnements, des méthodes et à la production de résultats de recherche à travers, par exemple, ce qu’on appelle la “science participative”. En même temps, la montée de la défiance et du populisme conduit bien souvent à ranger les scientifiques parmi les “élites” et à remettre en cause la légitimité de leurs résultats, notamment lorsque ceux-ci tranchent avec les intérêts et les convictions les plus solidement enracinés. Dans un contexte où les autorités traditionnelles (Églises, syndicats, partis politiques) ont perdu une partie importante de leur influence et où les stratégies de manipulation médiatique se multiplient, la consolidation de la culture scientifique du public devient une priorité majeure si l’on veut que la raison et le progrès continuent à pouvoir aider à répondre aux défis du monde contemporain.
Propos recueillis par Djéhanne Gani