Pascal Clerc est géographe. Dans son ouvrage Émanciper ou contrôler ? Les élèves et l’école au XXI è siècle, il offre une lecture de géographe des politiques et des pratiques éducatives en France. Il voit « des établissements scolaires qui se referment sur eux-mêmes » et parle du « resserrement des espaces et des esprits ». Pascal Clerc interroge la notion d’espace scolaire et de « clôture scolaire », qui enferme et sépare. Dans cet entretien accordé au Café pédagogique, « le géographe (qui) s’est fait pédagogue », comme le qualifie Philippe Meirieu dans la préface, fait le lien entre histoire et géographie de l’École pour la repenser.
À propos du système éducatif français, vous parlez d’un « un resserrement des espaces et des esprits ». Quel lien entre « géographie des espaces scolaires » et surveillance ?
Ce que je veux dire par là, c’est que les espaces scolaires sont depuis très longtemps « marqués » par les matérialités de la surveillance et du contrôle des individus. Dans Surveiller et punir, Foucault caractérise les établissements scolaires comme des institutions disciplinaires ; c’est aussi à cela que servent les enseignements, on ne parle pas par hasard de disciplines scolaires. On pourrait aussi évoquer l’omniprésence du système d’évaluation ou les multiples règles qui sont imposées aux élèves et participent d’un projet éducatif. Tout cela se traduit spatialement et en particulier dans l’espace stratégique qu’est l’entrée des établissements scolaires.
La nouveauté de notre époque, c’est la fermeture progressive de ces établissements à leurs environnements et le développement de technologies de contrôle des élèves. Ce n’est pas propre à l’école, c’est un mouvement général. Mais à l’école, les visées relèvent plus de stratégies politiciennes que d’un véritable renforcement de la sécurité des personnels et des élèves. Tous les acteurs que j’ai interrogés disent que pour eux la sécurité passe par la présence humaine plutôt que par la technologie, mais on fait exactement le contraire.
Selon vous, l’École est depuis le 19e siècle, « porteuse d’une pensée de la surveillance et de la séparation ». Vous parlez d’un projet éducatif en France jamais énoncé, pouvez-vous expliciter ce propos ?
En effet. Ce qui me frappe, c’est l’implicite et la disjonction opérée entre ce qui relève du sécuritaire (sans assurer forcément la sécurité) et ce qui relève du projet éducatif ; comme si la géographie des écoles n’avait pas de rapport avec la pédagogie. Et si on entre un peu dans les détails, on perçoit une contradiction entre une véritable obsession sécuritaire qui, comme le dit Giorgio Agamben, devient un « argument d’autorité » pour clore les écoles et une pédagogie qui prône l’ouverture au monde et aux autres, les continuités, les hybridations…
Mais on peut aussi se dire que cette contradiction n’est qu’apparente et qu’au fond, l’institution éducative s’accommode relativement bien d’un projet éducatif qui serait à l’image des espaces clos de l’éducation.
Je pense que les pédagogues, et sur le terrain les équipes éducatives, doivent se réapproprier la question de la sécurité des élèves et des personnels, pour en faire une question éducative et sociale plus qu’une question technologique et matérielle.
Votre ouvrage propose une lecture de géographe certes, mais aussi de pédagogue, comme le souligne Philippe Meirieu dans votre préface. Vous affirmez que « chaque rentrée scolaire, chaque changement de ministre, chaque drame est un pas de plus vers la fermeture. Les mots ne varient guère : sanctuarisation, sécurisation, protection ». Quelles autres alternatives seraient possibles ?
Je pense qu’une approche spatiale des établissements scolaires est un des moyens d’éclairer ce qui se joue sur le plan pédagogique. Les matérialités et les pratiques spatiales ne sont pas le fruit du hasard ; elles renvoient à un projet explicite ou non. L’espace est politique.
Je suis parti du constat que je mentionne plus haut : il est de plus en plus difficile d’entrer dans un établissement scolaire et les procédures de contrôle sont de plus en plus développées. L’image que j’utilise dans le livre est celle d’un tsunami, une vague qui emporte tout. Ce n’est pas parce qu’un établissement est menacé qu’il se barricade, mais parce que les autres le font qu’il faut le faire. Il y a un mouvement global qui ne prend pas en compte les situations locales. Il y a aussi une forme d’irrationnalité parce que par définition, un établissement scolaire est un lieu ouvert, on entre et on sort. Le meurtre de Samuel Paty en est la terrible illustration : pas la peine d’entrer, il suffisait d’attendre que la future victime sorte. Cela n’a pas empêché la rhétorique sécuritaire de faire usage de ce drame. Mais c’est une réaction purement politicienne, il s’agit d’occuper le terrain, à laquelle il faut ajouter le rôle anxiogène de certains médias.
Mais il ne faut pas non plus être naïf. Dans certaines situations très dégradées, il est nécessaire, au moins provisoirement, d’envisager des solutions radicales mais je le répète la présence humaine est sans doute la meilleure des réponses et Gilles Deleuze avait bien raison de s’inquiéter du développement de la « société du contrôle ».
Pour ce qui est des alternatives, il faut rappeler d’abord qu’elles ont existé avec des établissements scolaires ouverts, sans barrières (ce qui ne veut pas dire sans limites). Je donne quelques exemples dans le livre. Cela fonctionne bien, plus précisément cela fonctionnait bien car aujourd’hui ces établissements sont devenus très rares, en France en tout cas. Mais il suffit de traverser une frontière et d’aller en Suisse par exemple pour constater que c’est encore possible.
La sanctuarisation des établissements scolaires renvoie à la question, elle aussi obsédante, de la laïcité. De manière frappante, tout le vocabulaire de la laïcité a une dimension spatiale : intégration, exclusion, assimilation, ségrégation… Il permet aussi de distinguer une laïcité de combat d’une laïcité ouverte. Si l’on regarde cette terminologie de plus près, on se rend compte que les défenseurs d’une laïcité de combat, en gros une laïcité qui exclut tous ceux qui ne veulent pas s’assimiler (au sens propre, disparaître) favorisent ce contre quoi ils disent lutter : en excluant, ils produisent de la ségrégation et du repli communautaire.
Vous parlez de « cette question récurrente, lancinante, contradiction possible entre la matérialité des écoles et le projet éducatif : peut-on couper physiquement et moralement du monde pour y préparer intellectuellement et moralement ? »
Ce qui est intéressant c’est de constater que cette question traverse toute l’histoire de l’éducation et dépend à la fois de la vision que l’on a du monde et du projet éducatif. Pour l’essentiel, l’architecture scolaire est une architecture de la séparation. Il faut couper du monde extérieur. On peut rappeler aussi le projet de Lepelletier en 1793 : retirer les enfants de leur famille à l’âge de cinq ans afin de les éduquer dans des structures dédiées. Au-delà d’une lutte contre les inégalités sociales, il y a l’idée que le monde extérieur est néfaste. S’y opposent des pédagogues qui veulent une école dans le monde, à la fois pour y préparer mais aussi parce que l’extérieur est une source d’apprentissages extraordinaire. Freinet passait beaucoup de temps dehors avec ses élèves, les promoteurs de la pédagogie sociale aussi et aujourd’hui l’idée de la « classe dehors », dans la nature mais pas seulement, refait surface ; et c’est tant mieux. Pour espérer changer le monde, il faut le connaître.
Doit-on et peut-on repenser la forme scolaire aujourd’hui ?
Je pense qu’on doit le faire mais je ne sais pas si on peut le faire, plutôt si on veut le faire. La forme scolaire selon Guy Vincent, c’est, outre l’invention de la séparation dans l’éducation, la mise en place d’un modèle pédagogique fondé sur la transmission. Sur ces bases, la forme scolaire a produit une géographie des espaces scolaires organisée autour de ce que j’appelle le « système-classe » (faire classe à une classe dans une salle de classe pendant un temps de classe). Il faut rappeler aussi que la forme scolaire se structure progressivement à partir du XVIème siècle, donc qu’il y a un avant éducatif (et qu’il pourrait donc y avoir un après).
Ce qui est étonnant, c’est que cette forme scolaire, et donc nos espaces scolaires qui sont pour l’essentiel constitués d’un empilement et d’un alignement de salles de classe, a relativement peu évolué. À quelques détails près, on pense les établissements scolaires actuels comme ceux du XIXème siècle.
Il y a certes des évolutions mais pas de révolution. Je pense pourtant qu’une révolution est nécessaire et qu’il est temps d’inventer une nouvelle forme scolaire, qu’une partie des enseignants a d’ailleurs anticipé. Pourquoi ? d’abord parce que les compétences dont ont besoin les élèves d’aujourd’hui ont changé. L’UNESCO et d’autres institutions le disent depuis longtemps : il faut apprendre à communiquer, à collaborer, à argumenter, à inventer… Rien de cela ne se transmet ; cela se pratique. Ensuite parce que le numérique est en train de bouleverser le monde des savoirs : mes étudiant(e)s trouveront sur Internet beaucoup plus et beaucoup mieux que ce que je peux transmettre pendant un cours. Cela suppose au passage, et ce n’est pas rien, de réinventer le métier d’enseignant. Contrairement à une idée en vogue, je crois qu’on a besoin plus que jamais de l’encadrement d’enseignants pour apprendre.
Apprendre, c’est à mon avis le mot-clé. Il faut passer d’une relation pédagogique centrée sur l’enseignement (ou la transmission : enseigner étymologiquement c’est envoyer un signe) à une autre centrée sur l’apprentissage. Et on retrouve une dimension géographique : transmettre et (ap)prendre. On peut en effet imaginer ces pratiques comme des mouvement dans l’espace : de l’un vers le groupe ou de chaque élève vers de multiples sources. Cela suppose d’inventer de nouveaux espaces scolaires, pour le dire un peu brutalement d’en finir avec la salle de classe, plus précisément de la mettre à sa place : un lieu parmi d’autres pour la relation pédagogique. Il faudrait donc, dans une perspective réellement émancipatrice, développer de nouveaux espaces d’apprentissages : des espaces pour travailler en groupe ou seul, des espaces d’exposition et de présentation, des espaces pour fabriquer, des espaces pour se documenter… Des architectes ont d’ailleurs fait des propositions très intéressantes en ce sens mais cela reste peu connu.
La question est de savoir si on en a vraiment envie.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Pascal Clerc : Émanciper ou contrôler ? Les élèves et l’école au XXIè siècle. Pascal Clerc. Août 2024, Autrement.
EAN : 9782080452535 ISBN : 9782080452535