Magali Jacquemin est professeure des écoles. Une professeure adepte de la pédagogie Freinet. Dans cet article, l’enseignante qui exerce dans une école Rep+ du nord parisien, partage avec les lecteurs et lectrices du Café pédagogique sa démarche pédagogique de l’enseignement de l’Histoire. Une démarche où l’élève, auteur de ses propres savoirs, développe et cultive son esprit critique. Une démarche qui permet de faire vivre les valeurs de l’École.
Partir des vécus des enfants, faire entrer la vie dans la classe, rendre l’élève auteurice de ses propres savoirs
En histoire, à quoi cela nous engage-t-il en tant qu’enseignant·e ?
Enseignante en élémentaire, cela fait des années que j’inaugure le travail en histoire par cette question posée aux élèves : A quoi ça sert de faire de l’histoire et pourquoi on en fait à l’école ? Cela permet tout à la fois de s’interroger sur le sens des apprentissages à venir et se projeter sur ce que nous allons faire. Je pose d’emblée le cadre : « Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, toutes les réponses sont intéressantes. » Puis j’étaye, au fil de la séance : « Oui, mais, pour toi, dans ta vie, l’histoire, ça peut servir à quoi ? ». Cette année, passé les poncifs type « On fait de l’histoire pour connaître les rois, les reines et les présidents » ou la provocante « Franchement, je ne sais pas à quoi peut nous servir l’histoire pour plus tard », les élèves ont vite posé les choses :
« Cela peut servir à avoir conscience des lois qui évoluent, des progrès dans les droits et pour l’égalité. […] L’histoire sert à connaître celles et ceux qui ont lutté pour des droits ou contre des lois racistes par exemple et qui ont réussi à faire changer la loi : cela nous montre comment faire si jamais ça recommence. […] Faire de l’histoire à l’école, cela peut servir à nous donner du courage et à croire en nos idées grâce aux personnes qui ont fait des choses pour les droits avant. Martin Luther King a été assassiné par une personne raciste mais on parle toujours de ses luttes contre le racisme alors que c’était il y a longtemps. »
Nous donner du courage et croire en nos idées. Quelques jours avant, nous avions aussi consacré du temps à répondre à une autre question cruciale pour fonder la classe : « Qu’est-ce qu’une loi ? ». J’avais voulu posé des principes tels le racisme interdit par la loi. Immédiatement, les questionnements avaient fusé : « Des lois racistes, il n’y en a vraiment jamais eu aucune, maitresse ? Même aujourd’hui ? »
Construire un projet de classe
Cette année, il allait falloir se retrousser les manches sérieusement : avoir le courage, en tant qu’enseignante, de faire rentrer la vie dans la classe et de partir du vécu des enfants, pour travailler. Très vite, la classe a posé les jalons de son programme d’histoire : « Comment et pourquoi l’esclavage a-t-il commencé, quelles ont été les victimes et comment se passait la vie des esclaves ? L’esclavage a-t-il toujours été lié au racisme ? Comment l’esclavage s’est-il arrêté et par quoi a-t-il été remplacé ? Qui a créé le racisme, à quelle époque et pour quoi faire ? Pourquoi certaines personnes ont-elles décidé de combattre le racisme, ont-elles réussi et le racisme a-t-il réellement disparu ? »
Lors de nos premiers conseils de coopération, Fatima a posé qu’il fallait partir de la traite negrière et des Lumières vues en CM1 pour étudier le reste de la chronologie. Waynsuella a proposé que, comme avec sa grande sœur, nous écrivions des fictions historiques mais qui parleraient de racisme et d’esclavage. Pour ma part, pensant à la structure du Musée d’Histoire de l’Immigration, j’y ai proposé une sortie en quête de personnages pour nos fictions.
Pour la visite, la classe s’est organisée en équipes, chacune se chargeant d’explorer une période entre 1685 (parution de l’Edit de Colbert sur la police des colonies d’Amérique ou Code noir) et 1983 (première Marche pour l’égalité et contre le racisme), en autonomie, crayon et fiche à la main, en quête de rencontres. Nous sommes revenu·es à l’école avec notes, indices chronologiques, photos de documents. En classe, les élèves ont commencé à écrire : portraits de personnages à travers la grande histoire ayant tou·tes traversé colonisation, migrations, racisme mais aussi solidarité, résistance et combat.
Une pédagogie du travail
D’emblée, le travail scolaire au service de notre projet s’est enclenché sur bien des fronts. En histoire, il s’est agi de poser nos repères historiques et de les nourrir : Révolution et abolitions, régimes politiques et colonisation de l’Algérie, Première Guerre mondiale et tirailleurs sénégalais, Révolution industrielle et vagues migratoires, Seconde Guerre mondiale et extermination des juifs et tziganes, décolonisation et travailleurs immigrés. En littérature, nous avons lu de la fiction historique pour en saisir la forme littéraire. Nous nous sommes essayé·es à l’écriture réaliste, au portrait, à la description, à l’expression des sentiments. Nous avons mis au service de nos inventions autobiographiques ou de fantasmes de journaux intimes la phrase complexe, le complément circonstanciel, la discours direct, la conjugaison avec les temps du passé, les adverbes, les champs lexicaux et tant de choses encore.
Sous la plume des élèves, mille et un points de vue sont apparus, avec fantaisie, sensibilité, mais aussi anachronismes. Ainsi Allassane et son Mamadou Ghassama qui prenait des vacances sur l’ile de Gorée au moment où les Européens l’ont capturé. Le Moussa d’Hamidou qui s’est partagé le monde entier avec ses frères en 1919. Louise, alsacienne arrivée en Algérie en 1871, qui utilise sous la plume de Shéryne une appli de traduction pour comprendre les algériens. Malgré tout, à travers ces premiers écrits sensibles, la conscientisation a commencé : plonger à pieds joints dans l’histoire, se mettre à la place de ses acteurs du quotidien pour comprendre.
Désormais, il faut intervenir et documenter. Je pratique le copier-coller manuel en guise d’étayage. J’isole le début du texte d’Aylan, je le colle et indique dessous : « Là, tu peux expliquer pourquoi Mustapha a quitté l’Algérie et arrive en France en 1962. Tu peux utiliser les documents pour savoir comment les choses se sont passées. Tu peux imaginer les sentiments et réactions de Mustapha. A toi d’écrire : ». C’est ainsi que s’élabore la fiction historique de chaque élève, entre distanciation érudite et conscientisation sensible, toutes deux génératrices d’un savoir historique authentiquement situé.
Lisa invente le journal d’Anna. En 1941 son mari juif est arrêté à leur domicile. Mais cela ne colle pas. J’isole, coupe et demande de revoir cet épisode à l’aide des archives : la « rafle du billet vert » a lieu dans les commissariat, non dans les domiciles comme la rafle du Vel’d’hiv’. Lisa se fâche, s’accroche à sa scène d’arrestation sous les yeux de son personnage Anna. Puis elle accepte de humer les photos, finit par y trouver une nouvelle version de son Anna, amoureuse. Ici se niche le fondement de la méthode historique, pratiquée par les élèves : interroger l’archive, la sentir, la confronter et se construire du savoir authentiquement sûr.
Aujourd’hui, l’histoire bruisse et se construit dans la classe. Des dossiers documentaires patiemment constitués par mes soins à coup d’archives iconographiques et écrits d’historien·nes parfois simplifiés sont explorés, brassés. Des chronologies avec de la grande histoire et des trajectoires de personnages se construisent. Une réalité sensible émerge de ces photos et écrits savants. C’est souvent ardu et je dois beaucoup guider mais quelle aventure que faire vraiment de l’histoire à l’école pour grandir ! Et les élèves n’ont jamais fourni autant d’efforts à lire puis écrire pour produire des fictions historiques, peuplées de récits inventés mais qui auraient vraiment pu se passer ainsi. Ces textes font alors surgir une myriade de personnages incarnant de véritables ancêtres, gens du quotidien, autant qu’ils révèlent notre point de vue, savant, sur le monde et son histoire.
Magali Jacquemin
Dans le Café pédagogique
Magali Jacquemin : Des élèves à la conquête du passé