« C’est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau : tel est le noyau de ce que nous avons à dire. »
Magda Hollander-Lafon s’est éteinte dimanche 26 novembre 2023. Née à Zàhony en Hongrie le 15 juin 1927, elle fut déportée à l’âge de 16 ans, en 1944, parmi celles et ceux qui eurent à subir les grandes rafles de Hongrie, les dernières qu’opèrent les Nazis aidés des collaborateurs hongrois. A Auschwitz-Birkenau, comme pour Ginette Kolinka, Simone Weil ou Marceline Loridant, Magda vécu l’horreur des camps, qu’elle évoque avec une infinie pudeur et retenue dans Quatre petits bouts de pains.
Devenue psychologue, elle consacra sa vie à sa famille et à son métier. Quand Darquier de Pellepoix, dans un entretien au journal L’Express, le 28 octobre 1978, déclara : « Je vais vous dire, moi, ce qui s’est exactement passé à Auschwitz. On a gazé. Oui, c’est vrai. Mais on a gazé les poux », et nia ainsi la réalité de la Shoah, Magda Hollander dit avoir eu un déclic. Il faut parler. Il faut dire. Il faut aller à l’encontre de ces propos négationnistes qui resurgissent, et surtout : parler aux jeunes générations.
« J’ai rencontré des milliers d’élèves, d’adolescents, de jeunes adultes ; je suis allée dans des centaines d’écoles, de collèges, de lycées et d’universités… J’ai croisé des milliers de sourires, de regards, qui sont autant de promesse d’avenirs… » Magda Hollander-Lafon, avec discrétion, loin de Paris et des débats sur la transmission scolaire de la Shoah, a témoigné devant des élèves de 1979 à 2020, date de son dernier témoignage, rencontrant près de cinquante mille jeunes scolarisés en Bretagne, mais aussi en Mayenne, Charente-Maritime, et ailleurs encore, répondant aux invitations des enseignants.
Comme beaucoup de témoins allant à la rencontre des jeunes en classe, elle incarna une expérience vécue, dans un récit dit dans une tonalité singulière
Primo Levi avait insisté sur le fait que l’on ne peut pas tout expliquer : « Savoir pourquoi cela s’est passé, pourquoi il y a des guerres et pourquoi on a fait les camps, pourquoi on a exterminé les juifs, et voilà le genre de questions auxquelles je ne sais pas répondre ». Magda Hollander au contraire assumait de répondre aux interrogations philosophiques des enfants, et elle y répondait à hauteur des élèves et de ce qu’ils sont et vivent dans leur quotidien. Peut-être parce que, contrairement à Primo Levi qui se disait athée et laïc, Magda Hollander-Lafon vivait une foi intense. Devenue psychologue, elle sait ce que sont les adolescents et leur émotivité particulière dont tout éducateur doit tenir compte avant de dire la tragédie des camps d’extermination. Elle n’éludait aucune question, tout en retournant vers eux-mêmes les questions que se posent les élèves. L’objectif était de faire réfléchir à l’humanité, à la fraternité et à l’attention que l’on doit aux autres. Un témoignage essentiel.
Bien plus, Magda Hollander-Lafon a recueilli à partir de ses témoignages des archives scolaires inédites (aujourd’hui déposées à la Fondation pour la mémoire de la Shoah à Paris, elles sont classées et analysées par Marie-Cécile Amat, doctorante de M. Ygal Fijalkow, professeur à l’université Toulouse ‑ Jean-Jaurès). Elle s’est ainsi faite le témoin de son propre témoignage. Dans une réflexivité rigoureuse et systématique, elle nous a rendu témoins de ses témoignages également. Elle a accumulé, rangé, classé, lu plus de cinquante mille réponses rédigées par les élèves. Plutôt que venir en classe avec un récit rodé, huilé, tout préparé, ce sont leurs voix qu’elle voulait entendre, leurs regards qu’elle voulait voir, renversant ainsi le paradigme du témoignage.
Ce n’est pas tant le passé qui animait Magda Hollander-Lafon à se rendre dans les classes. C’est le présent et le futur, comme elle l’écrit dans son dernier ouvrage, Demain au creux de nos mains. Elle le disait aux élèves à chaque fois : « <<Les>> est un article dangereux. Il fait même des ravages. Il provoque la confusion, la haine, la guerre, l’extermination : les Français, les Allemands, les Arabes, les juifs. L’humanité en un mot, est réduite un article défini. Tous les Allemands ne sont pas Nazis. Hitler en a exterminé Cinq cent mille, gênants pour lui. Tous les Français ne sont pas des antisémites. Tous les Musulmans ne sont pas des Khomeini. (…) Comment utiliser cet article sans dépouiller l’homme de son identité ? »
Les archives laissées à la Fondation de la Mémoire de la Shoah permettent de mesurer ce travail de témoin. La dernière question que Magda proposait en amont de sa venue en classe était toujours la même : « Quelles questions aimeriez-vous poser à Magda ? » Des questions consignées par écrit, ressort toute une série d’interrogations d’adolescents sur le pardon (« Avez-vous pu pardonner ? »), sur les camps (« Comment avez-vous fait pour survivre ? »), avec des questions très intimes : « Avez-vous pensé à vous suicider ? », ou encore sur l’après-guerre. Car les élèves se demandent comment Magda Hollander-Lafon a pu continuer à vivre avec ses souvenirs et la perte de ses proches. Ils s’identifient à cette adolescente de 16 ans déportée et projettent leur propre angoisse devant le récit que Magda a révélé. Et là, dans la profondeur dont les élèves sont capables dès la possibilité leur est offerte, à l’école, de réfléchir et d’exprimer leur sensibilité, des questions viennent toucher au cœur des problématiques des témoins survivants : « Vous sentez-vous coupables de rester en vie ? »
Sous réserve d’un inventaire plus précis, les réponses au questionnaire de Magda nous renseignent sur le fait que les années 1980 sont marquées par « le devoir de mémoire » et l’antiracisme, alors que de nouvelles questions émergent dans les années 1990. En 1997, deux thèmes affleurent. Celui du danger de l’extrême droite : un élève demande ce que ressent Magda Hollander-Lafon « quand on voit Le Pen qui monte dans les sondages ? » ; et, second thème : « Que pensez-vous de la guerre en Israël ? » Ces interrogations d’élèves, déjà…, destinées à une survivante de la Shoah renvoient au présent. Jusqu’aux attentats de 2015-2016. Dans un lycée, en 2017, un élève lui demande, comme seule question posée après la lecture de Quatre petits bouts de pain : « Est-ce que les Arabes, les migrants, les terroristes vont retourner dans leur pays ? » On aurait aimé assister à la réponse de Magda qui, il faut en être certain, n’a pas évité cette question…
Magda voulait non seulement comprendre les hommes, mais aussi les soigner, prendre soin d’eux. Prendre les enfants qui nous sont confiés comme ils sont et d’où qu’ils viennent, les élever au respect de l’autre, c’était sa grande espérance. Aujourd’hui, plus que jamais, dans nos temps troublés, c’est notre espoir autant que notre devoir d’éducateurs. En nous quittant, et au-delà de la peine ressentie, nous savons qu’elle nous a laissé un legs inestimable : celui de son engagement indéfectible pour les valeurs d’humanisme, de fraternité et de vigilance active face aux chaos du monde toujours possibles.
Benoit Falaize
Centre d’histoire de sciences po
Citation extraite de Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard, collection « Arcades », 1989.