Qu’est-ce que l’information ? Comment l’enseignant permet-il de faire face à « l’incertitude des informations pour permettre aux élèves et aux étudiants de construire leurs connaissances » ? Autant de questions qu’aborde dans ce texte Bruno Devauchelle, chercheur spécialiste de la question du numérique en éducation. « Le travail sur l’évaluation de l’information est un combat au quotidien, contre soi et contre « l’air du temps » ou « le café du commerce » mais aussi contre les produits informationnels issus de canaux variés et potentiellement manipulés » déclare-t-il.
Les informations auxquelles nous avons accès ne sont que la « transcription matérialisée d’un fait physique ou mental et ensuite diffusé ». Pour le dire autrement, une information est le résultat d’une transformation d’une observation, d’une réflexion, bref de toute activité humaine ou non dans un « langage » et ensuite mis à disposition. Quand on parle de « fake news », outre que cet anglicisme est désagréable à entendre, on parle d’abord d’une transformation. Toute transmission est d’abord une trahison disait Jacques Ardoino. Il évoquait alors la réception d’une information comme une traduction personnelle d’un message : quand j’entends ce que dit l’enseignant, je traduis ce que je comprends, compte tenu de ce que je suis (mon histoire personnelle, culturelle…) Il évoquait moins souvent, car ce n’était pas son thème de recherche la trahison en amont : comment l’information à laquelle j’ai accès est un « construit » humain le plus souvent auquel s’ajoute parfois les contraintes d’une technique : numérisation, photographie etc… La série S.P.A.M. de France Télévision illustre bien cette question à propos de l’image en particulier. Quand on parle d’éveil à l’esprit critique, ce qui est essentiel est justement tout ce processus de construction de l’information, mais c’est aussi ce qui est le plus difficile à décrypter. La lecture des informations sur les conflits du monde entier en est quotidiennement la preuve : comment se fier à une information quand on sait qu’elle sert une intention, explicite ou non ?
Ce n’est pas vrai ou faux !
La fausse information n’est pas une entité homogène et unique : il y a de nombreuses nuances qui font que, de la relation d’un fait à la construction d’une information, toutes les transformations sont possibles, allant jusqu’à la fabrication intégrale d’une information (avec ou sans aide d’algorithmes de génération automatique) qui s’avère sans aucun rapport avec un fait. Les enquêteurs de la police et la justice sont confrontés quotidiennement à cela. Les historiens aussi. Dès lors qu’ils veulent essayer de comprendre ce qui se passe à une époque donnée ou dans une situation précise, ils doivent en premier lieu analyser les informations, les signes, les faits dont ils disposent et essayer de les « décoder » en lien avec leur contexte, synchronique et diachronique. Et cela s’avère parfois très difficile car l’absence ou la modification des sources peuvent altérer la construction d’une analyse. Si la question première est celle des sources, cela n’empêche pas une nécessaire critique des sources invoquées(en particulier primaires par rapport aux faits).
Questionnons les professionnels de l’information
Ce qui interroge, c’est la place des professionnels de l’information et en particulier les journalistes par rapport à la qualité de l’information. On lit de manière très régulière des propos qui rappellent que le professionnalisme des journalistes est un gage de qualité et que cette profession serait particulièrement capable de nous proposer une information « vraie ». Un récent évènement (le bombardement d’un hôpital dans la bande de Gaza) est venu mettre en évidence la fragilité de l’information même quand elle est proposée par des journalistes professionnels. Ce qui interroge aussi c’est la référence de plus en courante, voire désormais banale, aux « réseaux sociaux » comme source multiforme de la part des journalistes eux-mêmes. On y trouve souvent une référence à la « popularité du document (nombre de clic, de vues, re rediffusion etc.) comme preuve de l’importance de l’information, à défaut de l’importance des faits présentés. Pour le dire autrement, les médiatisations techniques sont parfois aussi importantes que les faits médiatisés. Ce recours désormais ordinaire des propos journalistiques et aussi de certains scientifiques aux réseaux sociaux rappelle l’engouement de la fin des années 1990 au sujet des contenus diffusés sur les sites Internet (cf l’affaire de la secte Wako par exemple). Cela est inquiétant car en mettant tout dans l’expression « réseaux sociaux », on évite une analyse qualitative et différenciée des pratiques réelles, en réception en particulier (qui voit quoi, dans quel contexte et pour quoi ?).
L’enseignant « porteur d’informations » ?
Dans la salle de classe, qui porte l’information ? L’enseignant et les supports qu’il utilise, en particulier les manuels scolaires. Pour ce qui est des manuels, qu’ils soient papier ou numérique, ils sont « normés » en rapport avec les programmes scolaires imposés par l’Éducation Nationale. Pour ce qui est des enseignants, c’est une question complexe. Pourquoi ? Parce que les enseignants travaillent dans des « espaces d’incertitude informationnelle » et ne sont pas que de simples « transmetteurs. C’est la qualité principale d’un enseignant que d’être en mesure de faire face à l’incertitude des informations pour permettre aux élèves et aux étudiants de construire leurs connaissances. La diversité des personnes et des parcours de chacune et chacun des professionnels ne permet pas de penser qu’il y a dans la salle de classe des réponses homogènes aux questions abordées, dès lors que l’on s’aventure en bordure des programmes officiels. Même parfois, les contenus de ces programmes officiels font-ils l’objet de débats voir d’oppositions plus ou moins radicales, indépendamment de ce que les enseignants pourraient apporter par eux-mêmes.
La principale avancée de la fin du XXè siècle et de cette première partie de XXIè siècle c’est la labilité de l’information. En facilitant sa circulation d’abord, sa multimodalité et désormais sa fabrication par chacun, l’information est devenue incertaine et les usages détournés de l’informatique et de ses algorithmes pour en fabriquer de nouvelles de plus en plus courants. Pas plus les journalistes que les enseignants n’ont le monopole du vrai, de l’attesté, du certain. On peut même observer dans le monde des médias la confusion apportée par les professionnels eux-mêmes lorsqu’ils se rencontrent et sont appelés à débattre entre eux ou avec la population.
Douter d’une information, jusqu’à quel point ?
Se pose alors la question du doute. Cette problématique accompagne celle du complotisme. Il ne suffit pas de déplorer ce complotisme, ces croyances, mais cela impose à chacun de repenser sa manière d’exposer les faits et de les argumenter. On peut illustrer cela avec l’utilisation d’enquêtes (sondages et autres) dont on ne connaît pas les modalités réelles. Quand un journaliste déclare, à partir d’une de ces enquêtes d’opinion que « les Français pensent que, disent que… », on ne peut que s’inquiéter de sa qualité : d’une part la source est peu explicitée, d’autre part la généralisation à l’ensemble de la population de conclusions d’une enquête de type sondage est une pratique abusive. C’est la question de l’argument d’autorité. Les scientifiques en usent parfois en s’appuyant sur « ce que dit la recherche ». L’argument d’autorité est censé crédibiliser la parole avant même qu’elle ne soit prononcée et étayée. Le récepteur de telles informations est, lui aussi pris dans son besoin d’être « rassuré » car l’incertitude et l’insécurité sont génératrices d’angoisses.
L’enseignant, pour lui-même comme pour les élèves
L’enseignant est invité à travailler pour lui-même cette question de la qualité des informations et des savoirs d’abord au coeur des contenus disciplinaires qu’il est en charge de transmettre. Ensuite, il est invité à déployer des méthodes de travail avec ses élèves afin de leurs permettre de comprendre la fabrication des savoirs et des informations. Puis il peut aussi mener des travaux personnels de vérification et de certification des contenus qu’il enseigne. Enfin, il est invité à aborder avec ses élèves les méthodologies des recherches scientifiques, leurs diversités, leurs apports et leurs limites. Le travail sur l’évaluation de l’information est un combat au quotidien, contre soi et contre « l’air du temps » ou « le café du commerce » mais aussi contre les produits informationnels issus de canaux variés et potentiellement manipulés. Bref, un exercice constant d’autocritique auquel le cadre de travail des enseignants ne les prépare pas réellement, fort du lien entre savoir et pouvoir…
Bruno Devauchelle