Les élèves français seraient mauvais en fractions et en nombres décimaux. Claire Lommé, coordinatrice ULIS et professeure de maths pendant des années, tente une analyse intéressante de la raison de ces difficultés. Et si finalement, ce n’étaient pas les fractions – ou les nombres décimaux – qui bloquaient, mais la façon dont ils étaient perçus et présentés aux élèves ? « Comme le proposent des chercheurs, familiariser les enfants plus tôt avec les fractions en manipulant et par le langage est certainement une piste à exploiter ? ».
La semaine passée, les médias ont abondamment relayé une inquiétude quant à la compréhension de la fraction et du nombre décimal chez nos élèves de cycle 3 : les évaluations de début de sixième montreront bientôt que les objectifs visés ne sont pas atteints, ainsi sans doute, à une autre échelle et pour un public plus large, que le prochain PISA.
Je ne m’attarderai pas aujourd’hui sur le traitement médiatique de cette « révélation », parfois perfectible et qui s’abandonne à des raccourcis audacieux pour se présenter comme sensationnel. Ce qui nous a toutes et tous frappés, professeurs des écoles et du second degré qui enseignons ou recourons à la fraction, c’est que nous savions que petits et grands sont en difficulté avec de tels nombres depuis fort longtemps. Peut-être ces difficultés s’accroissent-elles ces dernières années, c’est vrai. Le niveau global de nos élèves ne va pas en s’améliorant dans différents domaines (et progresse dans d’autres), ce qui va de pair avec une évolution certaine de la société, de l’éducation au sein des familles, du regard porté sur l’école, de la détérioration rapide de nos conditions de travail, entre autres. La probable disparition de notre formation continue ne va pas arranger la situation.
Ce qui m’intéresse ici, c’est de vous présenter une observation réalisée dans l’ULIS de collège dont je suis désormais la coordinatrice. J’ai en charge 14 élèves de 11 ans à 15 ans en situation de handicaps cognitifs variés. Côté nombres et calculs, j’enseigne en ce moment à un élève les nombres de 0 à 20, à un autre les mots-nombres entre ce fichu « soixante-dix » et cent. Plusieurs sont en train de donner du sens à l’algorithme d’addition qu’ils parvenaient à appliquer de façon irrégulière, un autre est en train d’accéder au sens de la soustraction, plusieurs découvrent ou consolident la multiplication. Et puis il y a un petit groupe d’élèves qui ont envie de faire des maths « comme les copains », et de faire des maths tout court, à un niveau qui leur fait percevoir qu’ils apprennent des choses, qu’ils montent de niveau, qu’ils sont capables d’aller plus loin.
Nous avons passé deux heures, la semaine passée, ces élèves et moi, à découvrir les nombres relatifs. Je m’en suis tenue aux entiers, pour cette phase de découverte. Les élèves ont pris une ardoise et ont répondu à des questions du type 7+…=11, 13+…=21, jusqu’à 15+…=15. Un peu perplexes (je leur avais annoncé de la résistance, ils estimaient ces questions élémentaires), ils ont répondu correctement. Lorsque j’ai écrit sur ma propre ardoise « 8+…=5 », ils ont eu un instant d’hésitation, mais aucun ne m’a répondu « c’est pas possible ». L’un d’eux a suggéré « On peut aller dans les moins ? », et c’était parti.
J’étais toute contente, mais pas eux : « C’est tout ??? » D’accord, d’accord, poursuivons. Et si on additionnait ? Alors nous avons additionné des relatifs de signes contraires : (+8)+(-3) ? Facile : +5 ! (-9)+(+5) ? Évident : -4 ! (+6)+(-16) ? Pffffff, -10 ! Il a fallu tout de même rapidement veiller à ne pas rendre les réponses trop automatiques : au bout d’un moment, enthousiasme aidant, toutes mes propositions appelaient chez ces jeunes des résultats négatifs : c’est l’effet classique de la nouveauté. Toutefois, dès lors que leur attention a été attirée sur le risque d’automatiser sans penser, ils ont été vigilants et efficaces. Ils ont verbalisé eux-mêmes, d’une façon plus ou moins rigoureuse et fantaisiste, leur procédure : « Dans ta tête tu regardes combien il y a qui sépare juste les nombres, pis tu choisis le bon signe ». Ils se sont entraînés sur l’excellente application « Défi relatifs » de Christophe Auclair, seuls et en confrontation, et voilà : ils étaient satisfaits, et moi aussi.
Mais le lendemain, ils sont revenus en me déclarant tout de go « madame, on continue à apprendre les nombres avec des moins ? » Très bien, allons-y : d’abord du repérage, et puis apprenons à additionner des nombres de même signe, alors. Les questions du type (+7)+(+5) les ont bien fait rire : pourquoi écrire de façon si compliquée une bête addition, 7+5 ? J’ai expliqué la différence de nature, sans savoir ce qu’il en resterait au final. Et puis nous avons abordé le cas (-6)+(-3). Et là, il n’a pas résisté : un élève a dit 3, un autre -3, un autre 9. Ils se sont regardés, manifestement en phase d’authentique réflexion. Et l’un d’eux a dit « Ah non attends, sur la ligne on a encore plus par-là… Faut qu’on additionne, mais en se souvenant que c’est moins, à la fin ».
Joli.
Très joli.
Les élèves ont relevé tous mes défis sur ardoise, puis sont retournés sur Défi relatifs en cochant une case de plus : « signes identiques ». Ils ont travaillé dur, amélioré leurs scores, se sont affrontés en duels.
En fin de semaine, j’ai abordé la soustraction avec l’un de ces élèves. Il a été compétent sur les exemples proposés, mais je manque encore de recul : l’addition était stable après quelques jours, mais pour la soustraction, je ne sais pas encore.
Quoi qu’il en soit, c’est intéressant : les relatifs sont étudiés en cycle 4. Ces élèves sont parvenus à modéliser l’addition eux-mêmes. L’un d’eux a même modélisé la soustraction, avec mon aide, mais de façon personnelle. Pourtant, soustraire un relatif, c’est additionner son opposé… Pas facile.
Ils sont donc capables de ces jolies prouesses, mais pas de travailler sur les fractions, et forcément encore moins sur les décimaux (qui sont des fractions décimales). L’élève qui a travaillé sur la soustraction d’entiers relatifs réagit d’une façon épidermique à toute écriture impliquant une barre de fraction : « Je sais pas ce que c’est, vot’truc, là, avec la barre ! c’est quoi, une opération ou un autre truc, j’en sais rien, je veux pas. C’est comme les virgules, et moi les virgules j’aime déjà pas ça en français. C’est pas du calcul, ça, c’est du chinois ! ». A la fin de la semaine, je lui ai fait remarquer que les nombres négatifs sont eux aussi porteurs d’un symbole qui n’est pas un chiffre… Peut-être alors pourrions-nous nous attaquer aux fractions, tranquillement ? J’ai eu droit à une moue peu convaincue. Il en faudra plus pour me faire renoncer, évidemment. Et puis la fraction fait partie de nos objectifs curriculaires…
Que conclure ? Certaines notions, censées être plus abstraites que d’autres, résistent moins à la compréhension. Je peux représenter ¾ ou 1,2 avec des cubes sécables. Je ne peux pas représenter simplement -5. Pourtant, les calculs d’entiers relatifs sont passés auprès de mon petit groupe d’élèves de 4e, jamais inclus en maths depuis la 6e, alors que les fractions sont très loin d’eux apparemment.
Je me garderai bien de toute généralité. Ces élèves-là sont gênés par l’écriture des fractions, qui semble les en maintenir éloignés. Ils ont souffert à l’école, aussi, par les fractions, ce qui induit une réaction d’angoisse et donc de rejet. Au moins, les relatifs sont tout neufs, sans a priori.
Comme le proposent des chercheurs, familiariser les enfants plus tôt avec les fractions en manipulant et par le langage est certainement une piste à exploiter. Mais une difficulté demeure que la fraction renvoie à une proportion de quelque chose (Un tiers de pizza) et aussi à un nombre (1/3). Et cela rend son accès vraiment très complexe.
Claire Lommé