Cinquante ans après la publication du « Métier d’enfant » par Jean-Claude Chamboredon, Stéphane Bonnery et Paul Pasquali interrogent à nouveau les impensés de l’éducation enfantine dans un magnifique numéro de la Revue française de pédagogie (n°217). Il est question des enfants dominateurs en crèche, de la socialisation langagière en maternelle et de littérature enfantine. Mais la revue s’intéresse aussi à des dispositifs très à la mode. « L’école dehors » et les « twictées », si bien soutenus par l’institution, sont étudiés. C’est la construction des inégalités que les auteurs vont traquer là où on ne les attend pas.
Des dominateurs dès la crèche
» Parce qu’il s’insère mal dans le jeu des étiquettes disciplinaires et chapelles théoriques, Chamboredon a légué aux sciences sociales un héritage à la fois riche et ouvert. Ce n’est pas un hasard si ce sociologue passionné par l’éducation et la socialisation n’a pas cherché à faire école« , écrivent Stéphane Bonnery et Paul Pasquali, coordonnateurs du numéro. Inclassable, Jean-Claude Chamboredon a pourtant marqué profondément l’Ecole. Par exemple, il a activement participé à l’introduction des SES au lycée, en leur donnant leur culture particulière, à cheval sur plusieurs disciplines. Mais c’est au sociologue de l’école que le numéro rend hommage.
« Dès 2-3 ans, il est possible d’observer de jeunes enfants qui exercent des formes de domination : ainsi lorsqu’ils rendent distinctifs leurs avantages sociaux objectifs, lorsqu’ils assument de faire la police de leurs pairs en leur rappelant les règles locales, ou encore lorsqu’ils privatisent stratégiquement ces règles« , explique Wilfried Lignier (CNRS). « Si les enfants s’engagent tôt, et persévèrent, dans une activité symbolique parfois subtile – comme j’espère avoir contribué à le montrer – c’est bien qu’elle constitue l’un des rares moyens dont ils disposent pour modifier, ne serait-ce qu’à la marge, le sort qui leur est fait« . Il montre par exemple comment la docilité pendant le repas permet aux enfants de bénéficier d’avantages en retour.
Lectures de classe
50ans après Chamboredon, Fabienne Montmasson-Michel (université de Poitiers) interroge à son tour les inégalités scolaires en maternelle. Depuis les années 1970, le rapport à la maternelle des défavorisés a changé, reconnait-elle au terme d’un suivi étroit de 15 classes. Mais pas les inégalités. « Une partie des classes populaires semble investir l’école maternelle avec bonheur. Mais l’allongement des scolarités a également placé les études longues en ligne de mire de l’école maternelle, ce qui a rehaussé ses attendus langagiers et cognitifs vers plus de réflexivité. Si bien que dans cette configuration contemporaine, un avantage scolaire perdure pour les enfants des classes sociales les mieux dotées en ressources culturelles et matérielles. Pour autant, les résultats soulignent aussi combien les primes socialisations demeurent, en dépit des changements survenus depuis les années 1970, fortement déterminées par les effets conjugués du capital culturel et du capital économique« .
Stéphane Bonnery met en évidence les mêmes inégalités dans une littérature jeunesse qui a, elle aussi, beaucoup changé en 50 ans. Partant d’entretiens avec des auteurs et éditeurs, il montre comment les albums ont évolué et invitent à une nouvelle manière de lire et de raconter, beaucoup plus implicite, dans un nouveau rapport entre texte et image. S Bonnery parle de « lecture connivente« . « Nos recherches précédentes montrent que les parents, selon leurs caractéristiques sociales, font des usages très inégaux de ces albums en matière d’utilisation de leur potentiel d’instrument de socialisation à la lecture, rendant leur appropriation par les enfants très incertaine si l’école ne prend pas en charge l’enseignement de ces nouvelles manières de lire« , explique-t-il. » Nos résultats invitent à ne pas seulement attendre une adéquation entre la socialisation familiale et ces albums complexes, mais à prendre en charge l’enseignement des savoirs qui permettent de développer ces nouvelles manières de lire« .
L’école dehors : inégalités sociales et genrées
C’est un espace nouveau, celui de « l’école dehors » que Julien Vitores (Toulouse 2) interroge avec les outils de Chamboredon. Premier regard sur une thèse encore non publiée, son article repose sur des entretiens et des observations menées lors d’ateliers inspirés de la pédagogie par la nature. Il montre que le rapport à la nature qui est au cœur de cette pédagogie est socialement situé. « Loin d’être une rencontre spontanée entre les enfants et la nature, la pédagogie par la nature est une action éducative discrète mais constante, cristallisée dans des supports « naturels » soigneusement choisis et mis à disposition des enfants« . J Vitores montre l’entre-soi de cette pédagogie et même le caractère perturbateur de l’intrusion d’enfants défavorisés dans les ateliers. Il décrit aussi des pratiques très genrées. « Cela n’implique évidemment pas de disqualifier l’intérêt éducatif des espaces forestiers. Mais si l’on aspire à ce que l’éducation transmette un souci de l’environnement de manière « inclusive » et accessible à tous.tes, encore faut-il prêter attention aux rapports sociaux dans lesquels sont pris les enfants (et les adultes qui les accompagnent)« .
La Twictée et les inégalités invisibles
Jacques Crinon, Prisca Fenoglio et Georges Ferone (Escol) étudient le dispositif Twictée, fortement soutenu par l’institution scolaire et financé par le programme d’investissement d’avenir. Twictée est présenté comme un dispositif innovant pour apprendre l’orthographe à l’aide de tweets, échangés entre classes, invitant à réfléchir sur les règles orthographiques en labellisant les règles appliquées. « Twictée constitue une manière originale de mettre en oeuvre des préconisations issues des recherches en didactique de l’orthographe, par un recours au numérique, qui n’est pas réduit au simple rôle d’exerciseur ou d’outil de communication, mais outil qui favorise la communication écrite, l’argumentation et la catégorisation« .
Les auteurs ont suivi 19 classes participant au dispositif avec des entretiens auprès d’une dizaine d’élèves dans chacune. Ils montrent un fort soutien des enseignants et des élèves au dispositif. « Enseignants et élèves s’accordent donc pour affirmer le bénéfice du dispositif pour les apprentissages« . Mais enseignants et élèves ne s’entendent pas sur l’origine de ces effets positifs.
Contrairement à ce que pensent les enseignants, les élèves ne perçoivent pas l’aspect nouveau ou ludique de la Twictée. Finalement les enseignants ne jugent pas important la situation d’échange sur Twitter. Pour eux le point fort du dispositif c’est la discussion sur la correction des erreurs, qui peut aussi bien avoir lieu hors réseau. « Twictée est pensé comme un dispositif de correction/discussion argumentée des erreurs qui pourrait aussi bien se faire sans le numérique« . Les balises au cœur de cette discussion sont jugées comme une difficulté par les élèves.
« Les difficultés des élèves faibles sont invisibles aux enseignants, non d’ailleurs au sens où ils ne verraient pas la difficulté à faire, mais où ils ne voient pas la difficulté de beaucoup d’élèves à comprendre les enjeux du formalisme demandé, la nature de l’activité grammaticale sollicitée. Leurs représentations du numérique éducatif et du dispositif Twictée en particulier (mais aussi de l’apprentissage de l’orthographe exclusivement comme mémorisation et montage d’automatismes) font écran« , écrivent les auteurs. « Les croyances des enseignants semblent donc avoir un effet différenciateur sur les élèves, ce qui met en lumière une disjonction possible entre le potentiel de l’instrumentation et son effet sur l’émancipation des acteurs« . Là aussi une pratique sociale introduite dans l’Ecole s’accompagne de différenciation sociale.
François Jarraud
« Le métier d’enfant 50 ans après : penser l’éducation et la socialisation avec Jean-Claude Chamboredon, Revue française de pédagogie n°217.