Méfiez-vous des projecteurs cannois braqués sur les stars honorées par le Festival ! Ne passez pas à côté de la rétrospective Seijun Suzuki (1923-2017), hommage exceptionnel à un cinéaste japonais au parcours incroyable et au talent inouï, artiste autodidacte, réalisateur rebelle et inventeur de formes révolutionnaires au point d’inspirer des cinéastes aussi différents que Quentin Tarantino, Jim Jarmusch, Wong kar-Waï ou Damien Chazelle. Au cœur d’une filmographie longue comme le bras, brillent trois de ses réalisations, « La Barrière de chair » (1964), « Histoire d’une prostituée » (1965) et « Le Vagabond de Tokyo » (1966), remis en pleine lumière d’un coup de baguette magique par Splendor films. A titre d’exemple jubilatoire, « Le Vagabond de Tokyo », trompant son monde –et les dirigeants du studio Nikkatsu au bord de la déprime au vu du ‘produit fini’- fait mine de nous conter l’histoire formatée d’un jeune (et bel amoureux d’une chanteuse populaire) yakuza (gangster), favori du chef de son clan et de ses errements vagabonds pour se défaire de l’emprise de son vieux maître. En réalité, Seijun Suzuki pulvérise en deux temps trois mouvements les codes du genre et y introduit des ruptures visuelles et sonores d’une audace rare. Une subversion esthétique qui provoque l’ire de ses bailleurs de fonds et condamne ce ‘perdant magnifique’ à une carrière en dents de scie, souvent bannie des écrans. Il lui faut attendre deux rétrospectives de son œuvre prolifique en 1984 et en 1994 pour qu’il soit mondialement reconnu et distingué comme un des cinéastes majeurs du Japon. Renvoyant thèmes et modèles imposés au magasin des accessoires, l’ancien assistant de seconde zone et de catégorie B insuffle ici à ce drôle de film noir un esprit créatif à la beauté ravageuse.
Formes, mouvements et couleurs d’un film noir
Respectons les règles et donnons quelques repères pour essayer de suivre les aventures violentes, sanglantes, semées de terreur et de crimes, du jeune yakuza Testu, ‘fils préféré’ de Kurata, chef de clan. Quand Testu prend la décision de se ranger, son patron lui propose un job régulier, une fleur qui lui vaut les foudres d’un autre chef de clan Otsuka. Habité par un code de l’honneur un brin obsolète (la fidélité à son boss), notre héros impétueux au visage impassible, vêtu d’impeccables costumes aux couleurs changeantes doit quitter la capitale du crime. Lors de sa traversée du pays, toujours au pas de course, en limousine brillante ou en train à locomotive fumante, se multiplient les coups tordus, les chausse-trappes et les faux rendez-vous fomentés par des bands criminelles en tous genres. Des pièges menaçant la pérennité de son amour partagé avec Chiaru, la jolie chanteuse à la voix suave, et sa survie. Transformé en yakuza ‘vagabond’, seul contre tous, notre homme défend chèrement sa peau avec succès. A quoi bon cependant sauver encore l’honneur d’un maître gagné par la trahison. Testu ne peut alors se dispenser d’une confrontation ultime avec le vieux Kurata. Une victoire attendue sur un ‘has been’ au bout du rouleau et des adieux déchirants entre l’amante larmes perlées et le tueur vagabond voué à la solitude.
Pourtant, à partir d’ingrédients aussi éculés, Seijun Suzuki opère une métamorphose splendide du film noir avec son yakuza solitaire et porteur d’une blessure inguérissable, ses clans rivaux et criminels à la tête vide et aux corps désarticulés, ses lieux de pouvoir faussement feutrés, suintant la violence, et ses cabarets de plaisir aux enseignes scintillantes et aux teintes acidulées, ses rues sombres et ses architectures urbaines rectilignes, ses séquences de combats chorégraphiées et ses scènes au lyrisme assumé, voire ses ponctuations chantées empreintes de mélancolie à la manière des comédies musicales, sans la gaité inhérente au genre hollywoodien.
Des inventions formelles d’avant-garde, esthétique du cinéma moderne
Dès les premiers plans d’ensemble, un homme s’avançant vers nous du fond du cadre –des rails de chemin de fer et un train à l’arrêt saisis dans un ciel gris, le tout filmé en un Noir et Blanc charbonneux que vient déranger l’irruption inattendue d’un pan de couleur rouge, au moment où surgit la menace de mort. Une des couleurs récurrentes dans une fiction oscillant entre le rouge des lieux de plaisir où dansent et se déshabillent les jolies filles (aussi capables de se battre à mains nues) et le rouge du sang et de la mort qui frappe à coups de poing, de sabre ou de revolver.
Symphonie chromatique impressionnante –des scènes spécifiques sont associées à des dominantes de jaune ou de brun, de noir ou de blanc, de vert ou de mauve-, déclinaison de plans fixes à l’architecture structurée, souvent rectilignes et anguleuses pour les décors urbains d’extérieur ou les maisons à portes coulissantes et coursives ajourées réservées aux combats collectifs à mort, mélange ingénieux de types de musiques –des mélodies populaires d’amour et de solitude chantées tour à tour par les amants aux airs joués à l’harmonica en passant par les roulements de cymbales et de batterie jusqu’à des accents ‘jazzy’…
Seijun Suzuki brise bien des tabous et multiplie les trouvailles, parfois à chaque plan, une invention visuelle en une poésie proche du ‘haïku’, donnant profondeur et distance à une action spectaculaire ou un moment suspendu dans le parcours violent et rugueux de son héros à la présence énigmatique.
L’utilisation du blanc dans les plans d’ensemble, en particulier les paysages japonais sous la neige sur lesquels se détachent arbres décharnées et silhouettes agitées de tueurs en quête de cibles à atteindre, l’usage de cette couleur , également reprise dans un intérieur où coexistent la chanteuse en blanc, un lampion en papier orange au plafond crémeux comme le sol filmés en plongée, lors de la dernière lutte à mort entre l’ex-yakuza et son mentor affaibli, avant le départ du vainqueur cadré de dos se confondant peu à peu avec la blancheur du paysage enneigé.
La stylisation des formes et l’esthétique acérée de Seijun Suzuki, si déplaisante aux yeux de ses commanditaires hantés alors par l’obsession de damer le pion à la télévision montante, s’apparentent davantage au geste d’un cinéaste habité par la peinture et la musique, engagé dans une démarche d’avant-garde, en quête d’un travail de création au diapason des mouvements politiques et artistiques qui secouent notamment le Japon dans ces années-là. Une modernité aux résonances contemporaines.
Samra Bonvoisin
« Le Vagabond de Tokyo » de Seijun Suzuki-sortie le 24 mai 2023
Rétrospective en trois films majeurs