Les enseignants sont confrontés de manière régulière à des changements, des évolutions mais aussi des préconisations, voire des obligations (en particulier dans les programmes). Aussi pour y faire face sont-ils parfois tentés de « laisser passer » les réformes et autres nouveautés et tentés d’assurer une continuité éducative. Si certains enthousiastes dits parfois innovants s’opposent à des défenseurs des méthodes anciennes, la grande majorité des enseignants s’adapte progressivement aux éléments de contexte qui les concernent. Lors de la crise sanitaire de 2020 ils ont fait face, au moins mal, avant le retour à la « normale ». L’informatique, le numérique, Internet, le multimédia, les réseaux sociaux, les smartphones, et désormais l’IA, tout concourt à ce que les enseignants tentent de s’adapter à un contexte technique en évolution et qui les concerne de manière de plus en plus grande. S’adapter, c’est d’abord tenter de comprendre, s’informer, discerner entre tous les discours et publications (et ils ne manquent pas). C’est cette difficulté à discerner face à des déferlements informationnels qui doit inviter les responsables, intervenants, formateurs, décideurs à faire preuve davantage d’une approche critique que de convictions personnelles ou d’enthousiasmes superficiels.
Petit retour en arrière : se hâter lentement ?
Le monde scolaire est appelé à se situer à intervalles régulier face aux évolutions des technologies de l’information et de la communication. Dès le début des années 1970, les premiers pas du monde scolaire ont été tracés dans le contexte de l’émergence d’un nouveau fait technique : l’automatisation des processus industriels et administratifs. C’est bien sûr l’enseignement professionnel et technique qui a été le premier concerné de même que l’enseignement agricole. L’enseignement général mettra près de quinze années à voir apparaître ce questionnement de manière plus générale avec le plan Informatique Pour Tous de 1985. Si les enseignements de technologie et de mathématiques ont été les premiers à investir le champ, il aura fallu la rapide démocratisation des équipements mais aussi de l’accès à l’information lié à l’apparition d’Internet pour voir l’ensemble du système scolaire confronté à ce que l’on va ensuite nommer le « numérique éducatif ». Nous l’avons souvent rappelé, le passage des différents acronymes utilisés précédemment (TIC, TUIC, et autres informatique) à celui de numérique est la marque d’une socialisation globale de la transformation induite par la généralisation de l’informatique et des réseaux. Ce petit retour en arrière n’a d’autre but que de réfléchir ensemble au sens que prend aujourd’hui l’idée du numérique éducatif. Pour le reformuler autrement : le contexte communicationnel et informationnel se transforme de manière continue et c’est plus globalement sur la question de l’accès aux connaissances et à leur utilisation au quotidien que les enseignants sont désormais confrontés.
Du B2i au PIX, former et encadrer les usages
Pendant la première grande période de l’informatique éducative (entre 1970 et 1955), ce qui a été premier c’est le développement de l’informatique dans les activités professionnelles (industrielles comme administratives). Le monde scolaire ne s’est que très modérément engagé dans l’utilisation quotidienne des moyens informatiques. Quand Internet arrive dans l’espace public, le choc est important, il se traduit par le développement des équipements personnels et une relance des politiques de l’informatique en éducation (PAGSI de 1997). Ce qui est particulièrement important, c’est qu’Internet efface les frontières habituelles de l’information. Accepter Internet dans l’espace scolaire, c’est en quelques sortes, faire entrer le loup dans la bergerie. Protégé par la forme scolaire qui garantit aux enseignant la primauté d’accès au savoir, Internet rend accessible à tous un accès sans intermédiaire ni intermédiation avec les informations, le savoir. Certes les bibliothèques et autres CDI avaient déjà ouvert des voies, mais de manière encadrée et contrôlée. La double nouveauté, Internet et équipement va amener le monde scolaire à faire un deuxième saut : accepter le fait numérique comme fait social total. Les hésitations politiques en matière d’éducation se focalisent sur les compétences numériques essentielles : le B2i, bientôt intégré dans le socle commun de connaissances et de compétences (loi d’orientation de 2005). La visée sous-jacente à ces certifications c’est de fournir un cadre reconnu de certification des compétences numériques. La prise en compte d’Internet ne viendra que progressivement en particulier avec le remplacement du B2i par PIX, mais aussi l’émergence de l’Education aux Médias et à l’Information qui est considéré comme importante, mais qui reste conçue comme transversale. Malheureusement la prise en compte des effets d’Internet sur le savoir et les apprentissages est resté de côté, considéré comme transversal, mais aussi comme devenant facile d’accès.
Quand les pratiques sociales renversent les problématiques scolaires autour du numérique.
Dès le début du XXIè siècle les taux d’équipement informatique et d’accès à Internet se sont multipliés. L’arrivée des smartphones en 2008 associée à des offres d’accès à Internet a transformé le paysage des pratiques sociales de l’informatique. Alors que l’ordinateur continue son rôle principal dans les activités professionnelles, c’est le smartphone qui prend la première place dans la vie de chacun. Parce qu’ils permettent une véritable individualisation des pratiques et que leur mise en œuvre est beaucoup plus simple (en surface) que l’ordinateur, sans compter la dimension économique, les familles, en particulier les plus modestes ont préféré renoncer aux ordinateurs individuels au profit de téléphones portables connectés à Internet. Le monde scolaire s’est trouvé dès lors tiraillé entre deux pôles : celui des dangers, celui de l’enjeu de concurrence mondiale. Les discours officiels et les encouragements autour du numérique éducatif sont de plus en plus orientés vers la question de l’évolution économique et technique de notre société. La création de filières plus spécifiques (SNT en seconde et parcours NSI en 1ere et terminale) en témoigne, laissant largement de côté la question du lien entre pédagogie et numérique. Cela d’autant plus que dès 2018, le ministère de l’éducation décide d’interdire, de limiter, la place des « téléphones portables » à l’école. Il s’agit alors d’indiquer l’importance de faire face à ce que certains considèrent comme des dérives qui pourraient faire concurrence à ce qui serait l’essentiel de l’enseignement : les fondamentaux (français et math au primaire en particulier). Le numérique pédagogique dès lors devient anecdotique. L’acquisition des compétences techniques essentielles (PIX) est rappelé, mais externalisé d’une certaine manière malgré le fameux « CRCN » qui en est la traduction scolaire.
Le tsunami de l’IA générative : mais quand le MEN va-t-il proposer un cadre ?
Étonnamment, les jeunes ont tout de suite perçu ce que permet l’IA générative en regard des exigences scolaires. Très rapidement, mais peut-être trop lentement, le monde scolaire s’est réveillé (novembre 2022 jusqu’à aujourd’hui…). Et la question pédagogique et didactique est revenue au centre du jeu. Car l’IA générative touche à toutes les disciplines et aux pratiques pédagogiques et didactiques, au moins pour les élèves. Ces derniers ont vite compris que les enseignants étaient encore trop marqués (contraints aussi) par des formes pédagogiques d’avant cette IA et même d’avant Internet. Les préconisations officielles sont prises dans ce dilemme majeur de l’éducation de masse : comment permettre à tous d’accéder à la connaissance ? Et voilà que les IA génératives viennent interroger tous les modèles pédagogiques en place : plus question de devoirs à la maison, de travaux personnels avec des moyens numériques, au risque de trouver des travaux faits par les applications d’IA. Autrement dit, obligation est faite d’interroger aujourd’hui ce que c’est que de « construire un cours », d’en permettre l’appropriation par les élèves et ensuite d’en vérifier l’acquisition. Bien sûr les devoirs sur table avec smartphones laissés à l’entrée de la salle pourront toujours permettre de revenir aux rituels traditionnels. Mais comment avancer sans se replier sur les anciennes manières de faire ? Les enseignants sont en train, progressivement, d’entrer dans ces questionnements, même si cela peut sembler bien lent en regard des pratiques des jeunes. Combien de temps encore cela va-t-il perdurer ? Une sorte de dédoublement personnel est en train de s’installer : d’une part, les pratiques institutionnelles dans le cadre traditionnel et d’autre part les pratiques personnelles d’enseignant qui désormais utilisent de plus en plus l’IA pour leurs propres préparation, accompagnement, et suivi des enseignements dont ils ont la charge.
Aujourd’hui nous abordons un tournant important sur la place des moyens numériques en éducation, espérons que les équipes pédagogiques vont savoir s’en emparer et ne pas être enfermées dans les cadres institutionnels qui, pour l’instant, restent trop archaïques.
Bruno Devauchelle
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