Peut-on faire de la pluralité des langues une chance pédagogique ? Voilà un défi que l’Ecole a tout intérêt à relever selon Estelle Gust, professeure de français au lycée Victor Hugo à Marseille. Les pistes de travail qu’elle présente sont riches : activités de prise de conscience de ses propres compétences langagières, collaboration entre les élèves du collège REP+ du Vieux-Port et l’artiste contemporaine Marianne Mispelaëre pour créer une typographie qui reflète la diversité linguistique, ateliers d’écriture, invention d’une « encre des langues », biographies langagières … Et la leçon est belle : accueillir et exploiter des langues plurielles, c’est considérer, avec les élèves, qu’elles permettent de partager expériences et visions du monde pour fortifier à l’Ecole la citoyenneté.
Dans quel contexte ce travail a-t-il été mené ?
Le travail qui a abouti à la création de la typographie La Marseillaise s’est déroulé au collège Vieux-Port à Marseille. C’est un petit collège, d’environ 400 élèves, qui se situe au pied du quartier du Panier. Comme tous les quartiers centraux de la ville, ce dernier est considéré comme paupérisé, ce qui explique que le collège soit REP+. De plus, il accueille une grande diversité culturelle.
Outre les classes classiques, le collège accueille une UPE2A. Y sont reçus des élèves entre 12 et 15 ans qui se trouvent sur le territoire français depuis moins de deux ans, venant de tous horizons. Ils ont un niveau de français variable. Le principe de fonctionnement de l’UPE2A est une inclusion progressive dans les classes ordinaires, au fur-et-à-mesure que l’élève acquiert des compétences linguistiques, mais aussi une certaine familiarité avec les attendus de notre école.
Vous avez mené un projet à partir de « la Marseillaise, la typographie du Vieux-Port » : pouvez-vous nous présenter cette œuvre de Marianne Mispelaëre ?
Le projet s’est déroulé sur deux ans, de 2020 à 2022. Le point de départ a été l’idée de formuler une commande à un artiste contemporain, dans une démarche associant directement la population et le travail de l’artiste, tel que le propose le collectif européen La Société des Nouveaux commanditaires, représenté dans notre région par l’association Thanyouforcoming. Ainsi, des représentants des élèves, des parents, des enseignants ont émis l’idée d’une œuvre ouverte, qui pourrait évoluer dans le temps, montrant la richesse linguistique du collège. La médiatrice des Nouveaux commanditaires, Claire Migraine, a proposé le projet à l’artiste contemporaine Marianne Mispelaëre, qui a accepté. A partir de là, une première phase de recherche, de près d’un an, a été faite par des contacts réguliers entre les élèves et l’artiste, qui leur a proposé des entretiens collectifs et individuels, des expériences plastiques, des ateliers d’écriture, etc. Sur cette base, l’artiste a pensé cette typographie. De plus, elle a réalisé un livret à destination des élèves et enseignants. Il reprend divers éléments de cette expérience, et il permet de réactiver la typographie en l’absence de l’artiste, de s’en servir dans le cadre de projets divers, dans l’idée d’un processus de délégation de l’œuvre aux commanditaires.
Quel travail avez-vous déployé avec les élèves dans le cadre de ce projet ?
Pour ma part, je n’ai pas participé à l’élaboration de cette typographie, car je n’enseigne pas au collège Vieux-Port, mais au lycée Victor Hugo. En réalité, le travail avec Marianne Mispelaëre a été si riche qu’elle a créé une série d’œuvres, et non une seule, au cours de ce projet. J’ai été invitée par l’inspectrice en charge de l’éducation prioritaire, Odile Aubert, à me joindre à au projet car mon lycée et le collège Vieux-Port font partie d’un même réseau, partageant leurs caractéristiques. De mon côté, j’avais déjà un intérêt pour le plurilinguisme après avoir travaillé en UPE2A, et je souhaitais voir si, comme je le pensais, ce plurilinguisme pouvait également profiter aux élèves de classe ordinaire.
Sur les deux années de travail, Marianne Mispelaëre m’a proposé deux types de travaux. En 2020-2021, nous avons travaillé en ateliers d’écriture. Mon travail a donc été préparatoire, associant lectures et expression personnelle. Puis, suite à la venue de Marianne, chacun a essayé de répondre à la question formulée par l’artiste : « Comment vois-tu le monde depuis ta langue ? ». Là, j’ai plutôt effectué un travail de suivi personnalisé, proposant des pistes individualisées à ceux qui bloquaient, posant une question ici où là de manière à amener un développement, etc. J’ai aussi assuré un lien avec Marianne, qui a à son tour relu les textes et fait des suggestions, avant que nous n’aboutissions à une version finale. Au départ, nous voulions faire des capsules vidéo, mais la nature extrêmement intime des textes a amené Marianne à faire imprimer pour chacun son texte sur un T-shirt, avec une typographie de son choix, à l’intérieur. Ainsi, tout le monde peut voir par transparence qu’il y a un écrit, mais seul le porteur du T-shirt peut lire son texte. Le T-shirt agit comme une deuxième peau.
En 2021-2022, Marianne m’a proposé un protocole, c’est-à-dire une expérimentation linguistique et philosophique, qu’elle également menée au collège Vieux-Port, et qui a abouti à la création d’un film intitulé Un œil sur ta langue. Il s’agissait pour les élèves d’écrire un texte sur une de leurs langues, sous forme de métaphores commençant par « si ma langue était… ». Dans un deuxième temps, les textes étaient convertis en œuvres plastiques, modelages, dessins, collages… Enfin, ces éléments plastiques étaient placés dans un distillateur spécialement conçu pour nos classes, de manière à créer une « encre de langues », ensuite insérée dans un stylo. Cette dernière opération a un fort aspect symbolique, puisqu’elle permet à chaque élève ensuite d’écrire ses cours en français, tout en y joignant, par l’encre, ses propres langues et ce qu’elles représentent pour lui.
Ces travaux ont été menés essentiellement dans ma classe (de Lettres), sauf la 2e année, où le professeur de chimie s’est joint à moi sur la dernière phase du projet. Au collège Vieux-Port, les choses ont eu une tout autre ampleur, car presque tout le collège y a pris part. L’UPE2A a été centrale, mais des élèves ont travaillé sur ces mêmes notions de langue également dans certaines des classes ordinaires, certains travaux ont été menés dans la cour, et accessibles à tous, et non seulement divers enseignants (Lettres, langues, langues anciennes) ont collaboré, mais la direction a également été partie prenante du projet.
Comment ces créations ont-elles été partagées et valorisées ?
Dès le départ, nous savions que le travail de Marianne Mispelaëre serait créé et montré dans le cadre de l’exposition « Objets migrateurs, trésors sous influence ». En effet, la curatrice, Barbara Cassin, s’intéresse depuis très longtemps aux échanges linguistiques. Elle a considéré les mots comme des objets migrateurs en soi. Le musée accueillant l’exposition, La Vieille Charité, est voisin du collège, et il y a eu des liens entre la Ville de Marseille et l’Académie. Qui plus est, la salle réservée aux œuvres de Marianne Mispelaëre était d’accès libre, ce qui permettait à tous les habitants du quartier, parents, élèves, de venir pour les uns montrer, pour les autres voir les fruits de leur travail.
Cette diffusion institutionnelle, si elle est essentielle dans un processus plus large de reconnaissance et de valorisation de la diversité du patrimoine linguistique présent en France, ne suffit pas à toucher une majorité de familles. Ceci a amené le collège Vieux-Port à organiser à plusieurs reprises des événements à destination des élèves et familles, comme un visionnement du film Un Œil sur ta langue avec goûter, de manière à ce que le mot de communauté éducative soit une réalité concrète. Le dernier en date sera le 31 mars, avec le dévoilement d’une réalisation faite avec la typographie La Marseillaise. Il y a également eu des ateliers radio autour du projet, qui ont à la fois été un moment du processus de création et une mise en valeur du travail effectué.
De plus, la participation, dès le départ, d’une docteure en sciences du langage, au processus de commande artistique, a donné un écho universitaire à ce projet, puisqu’il a fait l’objet de plusieurs séances de travail dans le cadre d’un séminaire doctoral organisé conjointement par Muriel Molinié et Anne-Sophie Cayet (DILTEC-Univ. Paris Sorbonne et LPL Univ. Aix-Marseille), avec une journée d’étude tenue en juin 2022 à Marseille.
Il y a également eu un prolongement interne à l’Education Nationale : la présentation de ce travail dans le cadre d’une liaison collège-lycée au sein du réseau d’enseignement dit « Marseille centre » a permis d’augmenter le nombre de collègues enseignants de lettres qui pourraient vouloir s’approprier tout ou partie d’une démarche plurilingue telle qu’elle a été mise en œuvre avec Marianne Mispelaëre avec leurs propres élèves.
Enfin, hors EN, Marianne Mispelaëre a présenté les œuvres issues de ce travail dans diverses revues spécialisées et expositions, avec, de son propre aveu, de nettes marques d’intérêt.
Vous invitez aussi les élèves à réaliser leur « biographie langagière » : avec quel contenu et quels intérêts spécifiques ?
Concernant les projets plurilingues, la biographie langagière est un point de départ essentiel, car elle amène l’élève à un engagement personnel. Ce dernier raconte ce qu’il souhaite de ses langues, de l’importance qu’elles ont pour lui. Il peut mettre le doigt sur un blocage, sur un désir d’apprentissage, sur une mise en valeur d’une langue qui lui tient à cœur. Pour l’enseignant, c’est une ressource, qui permet dans la suite du projet de formuler des questions, de proposer des pistes, pour que les élèves puissent développer ce qui compte à leurs yeux. De plus, c’est une occasion où l’enseignant n’est pas en position dominante, et est là pour écouter la parole de l’élève. C’est avec cette biographie que se tisse un rapport de confiance, qui est essentiel au fonctionnement par projet, mais qui rejaillit aussi dans les cours ordinaires.
Cette pratique existe depuis assez longtemps dans les milieux universitaires qui s’intéressent au plurilinguisme, elle est désormais souvent mise en avant dans les formations en français langue étrangère et seconde, mais est encore confidentielle dans le secondaire en dehors des enseignants d’UPE2A.
Je fais rédiger une biographie langagière aux élèves dès que j’en ai l’occasion. Parfois, c’est dans le cadre d’une « semaine des langues », et on en reste là en ce qui concerne le cours de lettres. D’autres fois, j’arrive ensuite à proposer des cours coordonnés avec un enseignant de langue vivante, que ce soit en grammaire ou littérature. Enfin, j’essaie de porter des projets plus larges qui reposent fondamentalement sur le plurilinguisme, un tous les deux ou trois ans.
C’est pour moi une pratique de base, car elle permet à chacun de faire le point sur le rapport à ses langues, son degré de maitrise, à l’oral, à l’écrit, ce qu’il en pense, s’il les aime, etc.… à partir d’un texte source. Je demande d’évoquer aussi bien les langues familiales que les langues scolaires, ce qui permet de les placer sur un même plan. Ainsi, j’essaie d’initier un mouvement de prise de conscience de la richesse culturelle que chacun porte avec soi, et sur lequel il est légitime de s’appuyer. Trop souvent, les élèves laissent leurs connaissances familiales à la porte de l’école, voire les cachent, et se privent d’appuis précieux pour progresser.
A la lumière de ces expériences, en quoi vous semble-t-il pertinent de d’accueillir et d’exploiter à l’Ecole le plurilinguisme des élèves ?
Accueillir le plurilinguisme à l’école permet aux élèves de transposer ce qu’ils savent d’une langue à une autre, que ces langues soient celles de la famille, le français, ou des langues apprises à l’école. Toutes ces langues ne sont pas d’une nature différente. Elles permettent toutes d’exprimer une vision du monde. Elles peuvent se combiner pour arriver à l’expression d’un point de vue propre, former une identité complexe. Nombre d’auteurs qui font actuellement briller la langue française le prouvent, qu’il s’agisse d’Assia Djebbar, Andreï Makine, ou Nancy Huston. Ils ont été fréquentés par les élèves, et leur ouvrent des voies.
De plus, valoriser la diversité permet aussi de résister à un appauvrissement général de la pensée, caractérisé par le fait que tous pensent dans les mêmes termes. Il y a donc un aspect citoyen dans l’accueil du plurilinguisme à l’école. Cette démarche substitue des échanges horizontaux à une imposition de savoirs verticaux. Elle ouvre plus de possibilités et amène un engagement personnel actif, car les élèves échangent entre eux, avec l’enseignant, avec leurs familles.
Il y a aussi une conviction européenne de ma part, car la particularité de l’Europe est son immense diversité sur un territoire minuscule. Le développement institutionnel du plurilinguisme est d’ailleurs largement dû à une initiative de l’UE. Mais le projet ne me permet pas de mesurer des retombées de cet ordre sur les élèves. Je ne peux que les espérer.
En quoi vous semble-t-il aussi intéressant de décloisonner les activités sur la langue, le langage et la littérature ?
J’essaie d’insérer dans mes cours des travaux plurilingues comme faisant partie d’une normalité.
D’un point de vue linguistique, je tente de créer des mécanismes de réflexion sur le fonctionnement de la langue à partir de comparaisons. Par exemple, la négation en français est portée par deux mots, « ne » et « pas ». Une comparaison avec l’anglais et l’arabe, disons, permet de mettre en évidence le fait que c’est une particularité, car on ne retrouve ce mécanisme dans aucune de ces deux langues qui pourtant n’ont pas du tout les mêmes racines. Cela permet d’attirer l’attention sur le « ne » qui a tendance à disparaître dans les écrits des élèves, alors que ce n’est pas accepté. Cela me paraît plus efficace qu’un simple rappel de la part de l’enseignant, aussitôt oublié. En somme, cette démarche met en valeur le génie de chaque langue. Et cela, chacun peut avoir envie de s’en emparer.
D’un point de vue littéraire, le décloisonnement est également très riche. En effet, on pourrait dire que l’écrivain s’attache à faire œuvre essentiellement à partir des possibilités contenues dans la langue. Adopter une démarche plurilingue permet de mettre en valeur de subtiles variations, et donc de travailler sur la finesse du texte et de son interprétation. Par exemple, comparer une traduction italienne et anglaise du « Pont Mirabeau » à l’original permet d’amener un groupe à discuter de diverses hypothèses interprétatives, et d’amener chacun à formuler ses préférences, de manière argumentée.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Ressources sur le site académique
La Société des Nouveaux commanditaires
L’association Thankyouforcoming
Comment vois-tu le monde depuis ta langue ?
L’exposition « Objets migrateurs, trésors sous influence »
Une réalisation faite avec la typographie La Marseillaise
Journée d’étude en juin 2022 à Marseille
Le site de Marianne Mispelaëre