Dans les enquêtes menées auprès des enseignants à propos de leur formation au numérique, on peut lire : « Les deux principaux moyens des enseignants pour se former personnellement sont les échanges entre collègues (78 %) et la recherche en ligne de vidéos ou d’articles (69 %) » (source profetic 2018) et plus largement en « autoformation » ce qu’ils nomment la « formation personnelle ». Depuis de nombreuses années les académies ont développé des personnels spécialisés pour accompagner le numérique et ses usages dans les établissements. Ceux que l’on a appelé les IA-TICE, puis les RUPN et les ERUN (ou encore Conseillers Pédagogiques de circonscription avec mission numérique) font partie de ces personnels qui officiellement ont reçu une mission auprès de leurs collègues, leurs pairs dans le domaine du développement du numérique. Dans un texte de 2012, « L’informatique à l’école : le modèle du « pair-expert » en mutation ? », François Villemonteix et Georges-Louis Baron, montrent l’intérêt et les limites de ces personnels de « proximité » qui sont, encore à l’époque davantage sollicités sur le champ technique et dépannage que sur le champ pédagogique. Leurs interventions dans les établissements et auprès de leurs collègues relevaient alors de ce que l’on appelle parfois la maintenance de premier niveau. En réalité, il s’agissait surtout de dépanner des collègues en difficulté dans des situations de classe pour lesquelles les équipements freinaient les usages. Quant à l’aide pédagogique, elle venait plutôt de surcroit. L’arrivée dans certains établissements ou circonscriptions de personnels des collectivités en charge de la maintenance matérielle, suite à la loi de 2013, a parfois modifié le rôle de ces pairs institutionnels. Mais il semble bien que le rôle de ces pairs ne soit pas toujours considéré comme suffisant, les enseignants se débrouillant alors par eux-mêmes, entre eux.
Un pair aux missions particulières
Les pairs sont-ils de véritables aides pour développer les compétences ? Il faut d’abord préciser ce que le terme pair veut dire. Dans le travail de recherche évoqué plus haut (et dans ce qui a suivi sur ce sujet), le pair est, en fait un enseignant partiellement déchargé voire totalement. Reconnu institutionnellement, il bénéficie d’une reconnaissance a priori de la hiérarchie et se trouve dans une position particulière vis-à-vis des autres enseignants. Or cette position est loin d’être unique si l’on en juge par tous ceux que nous avons rencontrés depuis plus de vingt années. Entre l’expert technique et le volontaire désigné on dispose d’un panel de profils qui invite à ne pas généraliser trop vite. Un deuxième cas de pair est à approfondir. Il s’agit du collègue qui, de manière spontanée, va aider ou demander de l’aide. Dans ce cas, il y a une rencontre entre deux personnes qui se trouvent confrontées à un problème ou une situation qu’ils décident de partager. Faire face ensemble à une difficulté et la résoudre ensemble est une forme spécifique du pair à pair, mais elle n’est pas reconnue dans et par l’institution scolaire. Le voudrait-elle qu’elle aurait bien du mal à y parvenir, tant cette forme d’apprentissage est difficile à cerner, à identifier, à encadrer. Et pourtant de nombreux enseignants ont recours à ces échanges informels.
Entre le pair institué et le pair occasionnel, les modalités d’échanges sont très variables. Les niveaux de compétences respectifs des uns et des autres peuvent rester très variés. Si l’ambition d’un PIX Edu pour les enseignants peut aider chacun à y voir clair (processus d’auto-évaluation possible) et à cadrer les compétences de références (en lien avec le DIGCOMP européen), on comprend bien que les contextes locaux sont à la source de l’hétérogénéité des compétences de chacun. De l’histoire personnelle de chacun face au numérique aux spécificités du métier et de la discipline, ou encore au contexte propre à chaque établissement, il est certes légitime de rechercher un référentiel commun, mais la réalité rattrape toute tentative d’uniformisation. De plus, la théorie de la cognition située et de nombreux travaux de psychologie ont montré que la place des « contextes » rend très difficile de proposer des compétences qui soient strictement commune. A moins que ce ne soit la technique qui l’impose (normes ergonomiques et fonctionnelles), et là encore il y a aussi des variations qui peuvent être importantes.
Des compétences numériques utilitaires
Vouloir former les enseignants aux compétences numériques est une volonté constante des institutions depuis le début des années 1980. Elle s’appuie sur la volonté de massifier l’usage de l’informatique et du numérique dans l’enseignement. Or l’observation des réalités pédagogiques montre que l’adoption du numérique au service des pratiques dites pédagogiques est essentiellement du côté des activités de l’enseignant (préparation de cours et de supports, présentation en classe). Les compétences réellement développées par les enseignants sont finalement assez utilitaires et réduites. Elles sont surtout basées sur des situations personnelles d’usage ainsi que sur des injonctions institutionnelles (programmes, directives, etc….). L’échec du B2i vient confirmer le fait que les enseignants ont eu bien du mal à développer les compétences nécessaires pour accompagner les élèves. On peut cependant reconnaître qu’entre 20 et 40 % des enseignants (variable selon les niveaux et les champs disciplinaires) déclarent avoir une maîtrise suffisante des moyens numériques articulés avec des pratiques pédagogiques impliquant les élèves (source enquêtes 1er et 2d degré). On comprend que, pour la formation par les pairs, il est difficile de systématiser, même si c’est souhaité.
Nous sommes dans une situation inversée. Les compétences numériques sont d’abord celles qui « facilitent » le quotidien du métier et de la salle de classe. Dès lors qu’elles alourdissent ou complexifient le travail, elles restent peu développées. Parmi les pairs, certains sont devenus des spécialistes et parfois ils sont isolés dans l’établissement. À tel point que, parfois même, ils fustigent leurs collègues pour leurs incompétences et sont tentés de sortir de leur univers pour retrouver d’autres personnes proches ou même des activités professionnelles correspondant aux compétences développées, parfois en dehors de l’institution scolaire. Pour le dire autrement, la figure du pair auprès duquel on apprend et développe ses compétences reste très occasionnelle et surtout informelle. Dès lors que la personne a un statut reconnu dans l’institution, il n’est pas rare d’observer une « mise à distance » qui parfois déçoit ceux qui ont accepté ces « IMP » numériques, voire une marginalisation. Ils vont alors tenter de retrouver une proximité qu’ils ne pourront regagner que si l’ensemble des collègues ne se décharge pas sur eux des problèmes qu’ils rencontrent. Malheureusement c’est souvent le cas, d’autant plus que les missions officiellement instituées sont elles-même sujet de débat…. La lecture du cadre des missions des RUPN renvoie à ces imprécisions…
Oui l’enseignant se forme au numérique de manière très conjoncturelle. Les formations plus structurelles ont bien du mal à convaincre, même si elles sont assez fréquentées (sans préciser leur durée et leurs modalités). Mais elles sont trop souvent déclarées comme décevantes et peu phase avec la réalité de la classe et de l’établissement. Or c’est dans ces déceptions que se trouve la difficulté à réconcilier les enseignants avec le numérique, surtout quand le domaine pédagogique est abordé et qu’il met en danger l’identité professionnelle de la personne.
Bruno Devauchelle