Enseigner est parfois l’occasion de vérifier la qualité de sa formation initiale. Or, je ne me souviens pas d’avoir eu, durant mes études de l’hypokhâgne à l’agrégation entre 1975 et 1980, le moindre propos d’un professeur sur Alexandre de Humboldt (1769-1859). Il n’y en avait que pour Vidal de La Blache, éventuellement son gendre De Martonne, puis les caciques d’alors qui commençaient à remuer la profession après 1968 : Roger Brunet engagé dans sa démarche chorématique, Yves Lacoste qui défendait le retour d’Elisée Reclus, un peu Armand Frémont sensible à ce qui s’écrivait aux Etats-Unis. Mais Humboldt, nenni !
Il aura fallu la crise écologique actuelle pour mesurer l’ampleur de l’œuvre de Humboldt. Aucun géographe français n’a gravi la montagne biographique de ce géant – et fondateur ! – de la géographie. C’est un Britannique Douglas Botting qui publie en 1973 une bio préfacée par Roger Brunet en 1988 et une critique d’art journaliste allemande Andrea Wulf qui en 2018 a ouvert aux lecteurs les arcanes de la pensée humboldtienne. Seul l’américaniste Charles Minguet (EHESS) a consacré une grande partie de sa vie à faire connaître le voyage américain de Humboldt (son excellente thèse a été publiée en 1969). Minguet avec l’hispanisant Jean-Paul Duviols ont publié une bio dans la collection Découvertes chez Gallimard. Le géographe italien Franco Farinelli a reconnu, lors d’un colloque pour le 250e anniversaire de Humboldt en 2019, sa dette envers « le plus grand des géographes », le plus cité dans son livre De la raison cartographique (2009). Les plus connus de ses trente livres publiés du vivant de Humboldt sont, parfois disponibles, vite épuisés alors même que la moitié d’entre eux ont été écrits en langue française.
Un scientifique qui traque le vivant
Que s’est-il passé ? Le polymathe Alexandre de Humboldt n’est-il pas l’inventeur de la géographie, telle que l’a vulgarisée Vidal ? N’était-il pas l’excellent cartographe dans l’Amazonie tropicale, celui que le président des Etats-unis Thomas Jefferson, en personne, a prié de lui cartographier le Mexique ? Ne fut-il pas biogéographe sur le Teide aux Canaries et les volcans de l’Equateur et du Mexique ? N’était-il pas anthropologue dans la forêt de l’Orénoque, économiste au Mexique et à Cuba, géopolitiste dans cette Amérique espagnole comme dans la Russie qu’il a parcourue jusqu’à la frontière chinoise en quelques mois en 1829 ? N’a-t-il pas inventé les isothermes, découvert l’équateur magnétique, cartographié le premier les climats du globe ? N’a-t-il pas bouleversé notre manière de penser la nature en disséquant les liens entre les choses ? Pour lui, aucun organisme, fût-il minuscule, ne devait être examiné sans son contexte. Andrea Wulf ajoutait : « Ce principe fait de lui l’inventeur de la notion de réseau du vivant ». Pas moins ! Du reste, Humboldt écrivait à la fin de sa vie dans Cosmos : « C’est cette nécessité des choses, cet enchaînement occulte, mais permanent, ce retour périodique dans le développement progressif des formes, des phénomènes et des évènements, qui constituent la nature obéissante à une première pulsion donnée ».
Alexandre de Humboldt, né et mort à Berlin, a passé plus du tiers de sa vie à Paris. La France a été bien ingrate envers celui que Darwin nommait « le plus savant voyageur qui ait jamais vécu ». Il fut victime de suspicions d’espionnage et d’un anti-germanisme qui était le corollaire des guerres avec l’Allemagne, alors même qu’aucun être humain, pas même Léonard de Vinci, Mozart, Pasteur ou Einstein, n’ont donné leur nom à autant de lieux et institutions, montagnes et fleuves, villes et monuments, fleurs et animaux. Humboldt est célébré en Amérique latine comme l’Aristote des temps modernes, non seulement parce qu’il était, au sens propre du terme, un grand savant, mais parce qu’il a réfuté les préjugés des écrits de Buffon sur « l’immaturité » des peuples du Nouveau Continent, dénonçant farouchement la prédation minière, l’exploitation coloniale et l’esclavage. Non, pour lui, les habitants créoles, espagnols, métis, indien, noirs ou mulâtres ne sont inférieurs aux Européens, ni en force physique, ni en énergie morale ! D’où ses doutes sur le déterminisme physique des milieux, une idée majeure qui sera reprise au XXe siècle. En pleine colonisation, ses propos dérangeaient.
Humboldt, père de la géographie
Beaucoup de disciplines n’existaient pas à la Révolution. La géognosie et la géologie étaient encore dans les limbes, l’anthropologie est en gestation avec Condorcet, Kant, la linguistique démarre avec Guillaume de Humboldt, le frère d’Alexandre, l’ethnologie prend ses distances d’avec la littérature et rejoindra bientôt les sciences sociales, la chimie vient de naître, l’optique instrumentale fait faire des bonds à la physique et l’astronomie, ce qu’on appelle l’histoire naturelle est en passe de devenir la biologie. Durant sa formation à Freiberg (les autres universités n’étaient pas au niveau) avec le grand géologue Werner et lors ses dialogues avec Goethe, Alexandre de Humboldt se constitue un socle de connaissances qui feront de lui tout à la fois un géologue, un physicien, un chimiste, un ethnologue, un astronome, un anthropologue, un économiste, un historien et, surtout, un géographe.
En constituant l’analyse du paysage comme une science distincte des sciences physiques et biologiques, Humboldt utilise le principe de causalité visant à démontrer les interactions humaines avec les phénomènes géologiques, météorologiques et biologiques. Il est le premier à écrire une géographie générale qui met en relation les faits d’un lieu avec ceux d’autres régions pour établir des lois générales. Il invente la géophysique en travaillant sur la forme de la Terre, le rôle des marées, la gravité et la densité de la Terre, le magnétisme terrestre, les séismes (il jette les bases de la sismologie), les aurores boréales et tous les processus électriques. Ainsi, la Terre devient un objet « physique » global alors que les géologues s’intéressent encore à des objets régionaux. En explorant les gradients, il cherche les lois générales. Ses méthodes quantitatives signifient que ses amis physiciens ne sont jamais loin. Et deux cents plus tard, elles sont toujours les mêmes dans les sciences de la Terre.
Essayons d’imaginer la somme de données recueillies par Humboldt durant son voyage en Amérique, cinq années durant. Il lui fallait des porteurs (qu’il payait sans barguigner) pour acheminer ses multiples instruments. Chaque point du voyage est mentionné par son altitude, sa température (qu’il met en relation avec l’altitude), la pression barométrique corrigée de la température (formule de Laplace), l’hygrométrie (avec l’hygromètre de Saussure), les propriétés électrométriques de l’air, la couleur azurée de l’air (avec le cyanomètre), les réfractions horizontales de l’atmosphère, la pesanteur (oscillations d’un pendule dans le vide), le degré de l’eau bouillante à différentes hauteurs, les vues géologiques (autrement dit, la nature des roches, l’abondance des porphyres), la limite de la neige perpétuelle, la distance à laquelle on peut apercevoir les montagnes sur mer, la diversité des animaux et des plantes (avec espèces et associations d’espèces), les cultures du sol et, après son voyage américain, la composition chimique de l’atmosphère que lui conseillera Gay-Lussac en utilisant un eudiomètre.
Humboldt, père du changement climatique ?
Ce que les contemporains de Humboldt prenaient parfois pour des manies est, en réalité, vu aujourd’hui comme une tâche immense à laquelle il a donné toutes ses forces intellectuelles. Dans son grand œuvre « Cosmos » qu’il aura mis plus de trente années à rédiger et qui fut presque achevée l’année de sa mort à l’âge de 90 ans, il écrit : « Je désirais saisir le monde des phénomènes et des forces physiques dans leur connexité et leur influence réciproques ». Il sera à l’origine de l’idée de cycle imposant un état d’équilibre qui, s’il est déstabilisé, répond en revenant à l’équilibre initial avec ses propres constantes de temps. C’est là qu’il voit l’interconnexion des choses.
Une observation capitale de Humboldt au lac Valencia, au Venezuela en 1800, lui vaut tous les hommages aujourd’hui. Les natifs se plaignent de l’assèchement du lac, Humboldt y voit la conséquence de la création de plantations coloniales monospécifiques, à partir d’une déforestation brutale. Pour Humboldt, voilà la cause de la stérilisation des sols sur lesquels le ruissellement est très violent. La végétation se raréfie, l’évapotranspiration est moindre, les pluies sont moins fréquentes. Le naturaliste voit ce qu’on appelle aujourd’hui une boucle de rétroaction négative, avec la forêt tropicale jouant un rôle central dans le cycle de l’eau et le réchauffement global provoqué par la perturbation de ce qu’on appellera au XXe siècle le cycle géochimique du carbone. N’est-ce pas là formulé, de manière limpide, le rôle des activités humaines dans le changement climatique qui a ouvert une nouvelle ère dans le temps géologique, qu’on appelle l’anthropocène ?
De cette constatation du lac Valencia, on peut reprendre l’idée principale que Humboldt défend farouchement tout au long de sa vie, et qu’il écrira dans Cosmos : « Chaque coin du globe est un reflet de la nature toute entière ». Pour caractériser ces interactions, il défend une démarche scientifique faite de mesure des phénomènes avec des instruments précis dont les données sont croisées, une classification des espèces animales et végétales et leur symbiose avec le milieu, l’observation des sociétés humaines dans le temps (histoire), leur vision du monde, leurs pratiques (anthropologie, linguistique). Humboldt plaide pour une démarche d’autoréflexion sur sa pratique scientifique. Et son travail n’est pas un divertissement, mais le préalable à un engagement comme intellectuel contre l’impérialisme, la colonisation, l’esclavagisme.
Humboldt est, en réalité, un homme des Lumières du XVIIIe siècle, marqué par l’encyclopédisme, mais aussi un romantique allemand qui place la sensibilité au plus haut en instrumentalisant le paysage par la peinture. Pour lui, l’homme est un composant du système terrestre qui doit chercher comment tout se relie, de l’Univers à la vie terrestre. Andrea Wulf lui reconnaissait d’avoir ainsi exposé le premier le processus du changement climatique causé par les humains et d’être « sans le savoir le père du mouvement écologiste ». Pour lui, il ne fait aucun doute que les activités humaines affecteront les générations futures de manière « incalculable ». En expliquant, entre autres, le rôle fondamental de la forêt dans les écosystèmes et son rôle de régulateur climatique, du fait de l’émission d’oxygène par les arbres dont il est le premier à rendre compte.
Alors, pourquoi ce black out des géographes sur Humboldt ? Humboldt a sans doute payé le fait d’avoir refusé tous les postes académiques qu’on lui a proposés, y compris la création d’une chaire de géographie à l’université de Berlin créée par son frère, le linguiste Guillaume. Mais il a été sans doute effacé de la mémoire française, pour l’historien David Blankenstein car il fait partie de « ces nombreux Allemands effacés de la perspective française après la défaite de 1871 » alors qu’il est pour l’Américain Ralph Waldo Emerson « l’homme le plus connu de son époque après Napoléon ». Et lorsque Vidal de La Blache, historien de formation, s’interroge sur le rôle de l’espace dans la compréhension des sociétés, il privilégie la lecture de Carl Ritter et son Erdkunde. Soyons honnête : la pensée de Humboldt a percolé en France, mais avec Elisée Reclus, leur opposition radicale à la colonisation et toute forme d’oppression n’était pas au goût de tous. Au XXIe siècle, ces deux géographes reviennent plus que jamais sur le devant de la scène.
Gilles Fumey (géographe à l’Inspé de Sorbonne Université, CNRS/Sirice)
Gilles Fumey, Alexandre de Humboldt, l’eau et le feu, Double ligne éditions, ISBN 978-2-9701433-5-2