‘Après un combat acharné contre une tortue démoniaque, cinq justiciers qu’on appelle les ‘Tabac Force’ reçoivent l’ordre de partir en retraite pour renforcer la cohésion de leur groupe qui est en train de se dégrader. Le séjour se déroule à merveille jusqu’à ce que Lézardin, empereur du Mal, décide d’anéantir la planète’. Une ‘guerre des étoiles’ réservée aux simples d’esprit ? Une fable manichéenne pour petits (et grands) enfants encore prêts à s’en laisser conter ? Un drôle de conte, mélange burlesque de banal et d’extraordinaire, flirtant avec l’horreur et le fantastique, en compagnie d’anges exterminateurs mi-hommes mi-bêtes ? Avec un petit effort d’imagination, nous reconnaissons l’univers inclassable et l’humour ravageur de Quentin Dupieux. Depuis « Nofilm » à ses débuts » [2001] jusqu’à « Incroyable mais vrai », le cinéaste, également compositeur, scénariste, directeur de la photographie et monteur, se fraye, sans temps mort ni forfanterie, une voie originale, dynamitant codes et conventions, empruntant à tous les genres sans s’y tenir. Encore plus que dans les films précédents, « Fumer fait tousser » se débarrasse des ressorts d’un récit structuré pour basculer dans un monde à la fois connecté et surréel. Un monde déroutant et cocasse où les super-héros au repos préfèrent se raconter des histoires horribles plutôt que de passer aux actes meurtriers hors du commun. Mais le club des cinq peut-il continuer à se la couler douce en se tordant de rire ou en se faisant peur alors que l’espèce humaine est menacée de disparition ?
Cinq justiciers connectés, des actions d’éclat aux délires bavards du ‘coin du feu’
Voici donc la ‘Tabac Force’, dans un lieu presque désert, sous un ciel crémeux, les cinq justiciers en combinaison moulante jaune pâle et bleu layette, terrassant dans une explosion de chairs et des jets géants de sang une tortue version ‘Alien’. L’affaire pliée, un petit garçon admiratif demande à être pris en photo à leurs côtés, l’occasion pour l’un d’eux de lui faire la leçon sur les méfaits du tabac. Une journée de routine vite chamboulée, après nettoyage de leurs tenues aspergées du sang de la bête par le petit robot de service doté d’un pénis-jet d’eau rétractable. Le ‘Chef Didier ‘(Alain Chabat, impayable en peluche géante en forme de rat bavard et bavant) intime en effet à sa petite troupe de super-héros de prendre une semaine de ‘retraite’ dans un lieu reculé pour consolider leurs liens (‘C’est en étant soudés que vous pourrez sauver le monde’). Un ordre transmis par un petit robot et intermédiaire dépourvu d’émotion, mais capable de se suicider par noyade si sa mission n’a plus de sens.
En tout cas, la bande d’inséparables guerriers invincibles, composée (avec un casting parfait pour toute la troupe au-delà de ces cinq-là) de Benzène (Gilles Lellouche), Méthanol (Vincent Lacoste), Ammoniaque (Oulaya Amamra), Mercure (Jean-Pascal Zadi), Nicotine (Anaïs Demoustier), se réjouit de ces vacances impromptues sur une base de repos.
Après ce début fracassant, les super-héros, investis sans aucun recul dans leur mission de sauveurs du genre humain, fendent l’armure et se retrouvent ensemble, chacun à son tour, narrant aux autres des histoires abracadabrantesques, que nous voyons s’incarner à l’image, à l’instar d’un film à sketches dans lequel le surréalisme le dispute au fantastique et à l’humour noir, voire très noir.
Déluges de paroles d’une humanité inquiète, mi-ange mi-bête
Ainsi, au fil de récits, contes cruels et légendes terrifiantes, nos guerriers au repos, croisent-ils un poisson mort en train de griller et qui se met à parler, un robot candidat assumé au suicide, un homme au corps transformé en bouillie par une machine outil réduit dans une bassine à une bouche qui parle. Pas de provocation gratuite dans ces représentations dérangeantes. Certains reprocheront à Quentin Dupieux la forme ‘décousue’ de cette fiction en correspondance souterraine avec une forme de terreur qu’on dit enfantine. Une peur partagée par les drôle de super-héros, à la façon des Power Rangers japonais ou de la version Layette de ‘Spider Men’, ici confrontés à un monde connecté et dont les coutures craquent de partout. Au point qu’une des héroïnes des histoires à tiroirs plaçant sur sa tête un ‘casque à penser’ trouvé dans une maison louée se met à gamberger sur le vieillissement des corps, l’inanité de l’existence des autres, tout en aboutissant à cette interrogation philosophique : ‘Et si l’espèce humaine était une erreur de la nature ?’. Le cinéaste n’est pas du genre à nous faire la leçon. Dans « Fumer fait tousser », c’est Lézardin, empereur du Mal (Benoît Poelvoorde, apparition fulgurante en clone du grand méchant des premiers ‘James Bond’ et en peluche géante à tête de lézard) qui prétend détruire la planète tandis qu’un robot, programmé pour un supposé retour sauveur dans le passé, répète à l’envi : ‘Changement d’époque en cours… ’.
C’est le même petit robot, alors rieur, à l’enveloppe métallique brillante de mille loupiottes, qui, après avoir écouté un récit troublant rapporté par un des narrateurs en séminaire de retraite, affirme avec conviction : ‘J’ai trouvé cette histoire très divertissante’.
Nous en sommes là et la fiction, dans son hybridation aux multiples imbrications, ne tranche pas. Entre le constat déguisé d’une humanité menacée et les ‘faux airs de fable parodique’ selon les termes de son auteur, entre l’esprit de sérieux et la ‘franche rigolade’. Comme le souligne avec malice Quentin Dupieux, « Fumer fait tousser » ‘est mon film le plus sérieusement connecté au monde réel et j’en suis le premier surpris’. Soyons nombreux à partager pareille surprise.
Samra Bonvoisin
« Fumer fait tousser », film de Quentin Dupieux-sortie le 30 novembre 2022
Sélection officielle, Hors Compétition, Festival de Cannes 2022