Bon lecteur, celui qui déchiffre, comprend le sens explicite et implicite de l’œuvre, perçoit les intentions de l’auteur, analyse ses choix d’écriture, inscrit le texte dans une histoire et des codes littéraires : le lecteur modèle dont rêve l’écrivain ? le lecteur expert que cherche à fabriquer l’université ? le lecteur scolaire dont les épreuves anticipées de français au baccalauréat viendraient évaluer les compétences ? Dans un récent essai, Maxime Decout en prend le contrepied pour livrer un savoureux éloge paradoxal du « mauvais lecteur ».
C’est que depuis Don Quichotte s’est déployé « une infinité de manières de mal lire » : les délices (plutôt que les dangers) de l’identification et de l’immersion, qui ressuscitent l’enchantement des lectures d’enfance, la fièvre de l’interprétation quand l’intellection se fait aussi subjective, imaginaire, empathique ou contrefactuelle, l’ivresse de la lecture fétichiste qui se fixe sur une œuvre ou un auteur particuliers, le bonheur de la lecture buissonnière, libre, vivante et désirante plutôt qu’inattentive, les plaisirs de la lecture interventionniste qui transforme le livre, le recrée, coopère avec lui ou le refuse pour le reconstituer selon ses gouts et sa vision du monde. Montaigne, Molière, Rousseau, Balzac, Proust, Borges, Barthes, Perec, Viel, Bayard etc.: la liste des « mauvais lecteurs » s’avère elle aussi un Panthéon littéraire.
Au lecteur idéalisé Maxime Decout substitue ainsi l’œuvre fantôme ou fantasme, le livre que le lecteur lui-même fait advenir, y compris sans doute celui de sa propre existence. Puisse l’Ecole se nourrir de ce singulier manuel de lecture pour revitaliser la relation des élèves à la littérature, pour dépasser « l’échec d’une compréhension normée d’un texte », pour transformer cet échec en capacité à « faire signifier l’œuvre en regard des désirs, des attentes et de la subjectivité du lecteur ».
Jean-Michel Le Baut
Maxime Decout, « Eloge du mauvais lecteur », Les Editions de minuit, 2021, ISBN 9782707346629