Le français en 1ère en 2020-2021 : depuis des mois et pour quelques semaines encore, des enseignant.es et des élèves sous la pression de conditions de travail dégradées, de préparation inéquitable aux examens, de programmes lourds et d’épreuves écrasantes, d’un contexte sanitaire anxiogène et toujours incertain à l’approche des épreuves…Principale association professionnelle, l’Association Française pour l’Enseignement du Français lance un appel au ministre : à prendre en considération la réalité, à ne pas mettre les élèves en danger, à anticiper le gâchis d’une annulation de dernière minute, à repenser des programmes qui depuis deux ans démontrent leur inadaptation, à décider et annoncer le basculement en contrôle continu des Epreuves Anticipées de Français. Tribune collective et pétition lancée…
Les années se suivent…
Nous avons eu 2020 : une situation sanitaire inédite met le pays – et le monde – à l’arrêt, le ministre décrète la continuité pédagogique, bascule tous les examens en contrôle continu, sauf l’oral de français. Il aura fallu un mouvement de masse, une pétition à plus de 80 000 signatures, pour qu’il en « décide » la suppression au dernier moment, au mépris des professeurs et des élèves qui auraient pu remplacer ces mois de préparation incertaine par un enseignement littéraire durable.
Nous avons 2021, qui reproduit les mêmes errements. L’expérience de 2020 n’a pas servi, les lycéens sont basculés dans du mi-présentiel qui va d’un mi-temps à un plein temps selon les quartiers, les villes, conditions structurelles et territoriales fort inégalitaires. Le ministre concède en janvier une légère réduction, portant seulement sur le nombre de textes à présenter, comme si l’oral de français n’était qu’une question de quantité. Et le 22 avril, il annonce le maintien des épreuves écrites et orales de français du baccalauréat en juin 2021.
Comme si de rien n’était ? Comme si, depuis des mois, les conditions de travail et de préparation n’avaient pas été au lycée altérées et dégradées par les fermetures de classes ou d’établissements, les périodes forcées de travail par alternance ou à distance, les semaines de cours annulées, les absences d’élèves ou d’enseignants, contaminés, malades ou cas contact, les « bacs blancs » devenus impossibles … ? Comme si les quelques semaines qui nous séparent des épreuves, pour partie en distanciel, pour partie en demi-jauges, allaient permettre de « réparer les pots cassés » : d’aller au bout des 4 objets d’étude, des 8 œuvres à lire, des 14 (ou 7 pour la voie technologique) textes à étudier, du programme de grammaire, de l’entraînement à la dissertation, au commentaire, à l’explication linéaire, à la lecture à voix haute, à l’entretien …?
Les professeurs sont désemparés : « Je ne vois pas vraiment comment faire concrètement : pour le nombre de textes je vois bien mais et la question de grammaire ? Faut il la supprimer ? Pour les écrits c’est également compliqué certains collègues auront choisi de traiter à fond deux objets d’étude et d’autres auront survolé les 4 de façon superficielle sans traiter réellement les parcours associés… cela me semble inéquitable pour la dissertation qui s’appuie sur des connaissances littéraires et culturelles diverses. » « J’en suis réduite à envoyer des cours tout prêts via l’ENT. Le dernier objet d’étude sera traité pareil puisque je ne vois certains de mes 1ères que 2h en mai. Peut-on imaginer pire gâchis ? »
Ce déni de réalité met les élèves en danger
Il conduit inévitablement à une grande iniquité de préparation ; si un état des lieux était sérieusement fait, il mettrait en évidence une forte disparité et la diminution drastique d’heures de cours qu’ont subie les élèves, principalement dans les territoires ou quartiers déjà plus durement touchés par la crise sanitaire et les difficultés sociales. Car l’enseignement hybride dont se targue le ministre pour les lycées n’en est pas un. Un véritable enseignement hybride, sur lequel des équipes travaillent déjà depuis plusieurs années, suppose une articulation entre les activités menées en classe et celles menées hors-classe, un travail réfléchi de scénarisation des séquences et d’accompagnement des élèves, le numérique ne servant pas seulement de canal de communication, mais de mode d’apprentissage, de compréhension, de collaboration. Le mot hybride est dévoyé pour faire « moderne », pour donner l’illusion d’un enseignement adapté à l’époque et à la situation de « continuité pédagogique », il cache une tout autre réalité, celle d’un enseignement par groupes en alternance, c’est-à-dire avec la moitié du temps…
Pour les élèves, comme pour les enseignants, l’approche des épreuves de français du bac, écrit comme oral, génère une pression anxiogène difficilement supportable. Chez les enseignants, saisis par l’angoisse de ne pouvoir réussir à boucler le programme, par le sentiment de culpabilité de ne pouvoir préparer les élèves comme ils le souhaiteraient, par la souffrance de dégrader l’enseignement du français au lycée en travail de gavage et d’abattage. Chez les élèves eux-mêmes, soumis au pur bachotage, condamnés à ingurgiter tant bien que mal des cours de plus en plus « magistraux », à travailler des œuvres, des textes, des notions avec le minimum d’accompagnement et d’appropriation réelle, à faire de la mémorisation et du psittacisme l’alpha et l’oméga de leur année de français en première.
Anticiper le gâchis d’une annulation de dernière minute
De toute évidence, la situation sanitaire en juin 2021 risque comme en juin 2020 de rendre impossible la tenue des épreuves, ne serait-ce que parce qu’elle déboucherait sur des contentieux juridiques, les parents posant des recours pour les résultats affectés par la dégradation des conditions d’enseignement. Les épreuves risquent, de fait, d’être supprimées au dernier moment, comme l’an dernier, laissant élèves et professeurs dans le sentiment d’un nouveau gâchis. L’obstination à les maintenir questionne. Par attachement à un rituel de passage, le bac, dont l’enjeu serait alors plus symbolique que pédagogique ? Parce que ce serait le seul moyen de maintenir les élèves de première au travail dans les semaines à venir ? Parce qu’on mépriserait alors les élèves au point de considérer que seuls les examens et les notes donnent pour eux du sens à l’Ecole ? Parce qu’on mépriserait les enseignants au point de penser qu’ils sont incapables de mettre en œuvre des pratiques pédagogiques susceptibles, mieux que le bachotage, de donner de l’enjeu et de la vitalité au travail de la littérature et de la langue ?
L’impossibilité d’un oral juste : l’EAF en contrôle continu
C’est pourquoi l’AFEF demande, pour cette année 2021, le basculement total en contrôle continu de l’EAF. L’an dernier, le ministre a attendu le dernier moment pour annoncer la suppression de l’oral de français, réjouissant les élèves qui se sont mis immédiatement en vacances, tout en mécontentant ceux qui avaient « préparé » et auraient pu utiliser leur temps pour un enseignement littéraire véritable.
L’AFEF aurait proposé une autre solution, à condition de s’y prendre plus tôt : maintenir l’épreuve orale sous une forme différente ; par exemple pour la première partie de l’épreuve, les élèves choisiraient, parmi ceux étudiés dans l’année, un texte qu’ils liraient à voix haute et dont ils justifieraient la lecture ; dans la deuxième partie de l’épreuve, les élèves présenteraient l’œuvre qu’ils ont choisie, livre à l’appui, et expliqueraient leur compréhension. Ces pistes, à creuser au profit d’un enseignement littéraire qui vise l’autonomie, sont hélas trop impossibles à mettre en place cette année, vu le peu de temps qui reste avec les élèves. Pour 2021, l’AFEF demande donc le passage total en contrôle continu.
La faillite de programmes inadaptés à une appropriation littéraire
L’année dernière, en mai 2020 (voir manifeste), l’AFEF avait pointé lors de la parution des nouveaux programmes de français en lycée la logique idéologique de ces textes officiels :
– imposer des œuvres – puisées dans un répertoire classique figé depuis au moins un demi-siècle
– « faire » des textes sans se préoccuper de leur appropriation sincère et authentique
– se voir imposée une méthode de lecture – la lecture dite linéaire – dont la légitimité parait plus historique que didactique
– l’assortir d’une question de grammaire qui vérifie la maitrise de notions plutôt qu’une maitrise de la langue pertinente pour la compréhension et l’écriture
– n’ autoriser à l’entretien ni le livre étudié ni les écrits d’appropriation : autant dire écouter des lycéens qui ne pourront pas feuilleter l’œuvre, qui ne pourront pas y faire référence, qui ne liront pas de passage ; écouter des lycéens parler d’un livre qu’ils n’auront peut-être pas lu, qui auront appris par cœur un discours prémâché, lycéens qui ne seront pas autorisés à montrer et valoriser leur engagement dans des activités de lecture personnelles et créatives.
Et c’est bien là la conception même de l’enseignement littéraire qui est en question. Pourquoi enseignons-nous la littérature ? Pour donner aux élèves un vernis culturel en leur faisant retenir des noms d’auteurs, d’œuvres, situer des courants du passé ? Rien de tout cela n’est inutile, mais cela ne conduit nullement à une appropriation littéraire qui suppose d’entrer dans les œuvres, d’échanger avec elles, de les réinventer, de les prolonger …. Des œuvres imposées, pourquoi pas, mais à condition qu’elles reflètent plus largement la diversité des littératures, classiques et contemporaines, et que l’on donne le temps aux élèves d’aujourd’hui d’y trouver leur entrée et d’y construire leur relation au monde. Les dysfonctionnements dus à la crise sanitaire ont fait voler en éclats la lourdeur du programme imposé, qui s’est révélée totalement inadaptée à nos élèves. L’AFEF avait tiré la sonnette d’alarme lors de la parution des programmes, pourquoi ne pas choisir cette période très particulière pour réfléchir à un enseignement littéraire plus adapté à nos élèves et propice à développer leur lecture, leur écriture et leur culture ?
Et puisque l’heure est au déconfinement, si on profitait de ces ultimes semaines pour aider élèves et enseignants à respirer, et redonner un peu de souffle à l’enseignement du français ?
Association Français pour l’Enseignement du Français