« L’école à la maison aura finalement produit deux logiques opposées : le bachotage, pour les familles familières de l’école, le décrochage, pour les familles qui sont éloignées de ses codes.». Sociologue (université de Genève), Jean Paul Payet a analysé les rapports entre l’école et les familles dans « École et familles. Une approche sociologique » (2017). Avec le confinement revient l’injonction à la collaboration faite aux parents. Une injonction qui oublie bien souvent que tous les parents ne sont pas logés à la même enseigne. Il analyse pour nous les enjeux de la continuité pédagogique.
Dans votre livre « École et familles. Une approche sociologique » vous évoquiez la relation école-famille. Quels sont les éléments de cette relation ? Les profs y sont-ils formés ?
Le fil rouge du livre, c’est la proximité entre l’école et les familles comme idéologie et comme politique. J’essaie de réfléchir à toutes les conséquences de ce passage de la distance à la proximité qui débute au milieu des années 80 et va en s’accroissant depuis. Aujourd’hui, la norme est la collaboration de proximité et tout enseignant ou parent qui ne souhaite pas s’y conformer est considéré comme déviant. Il faut donc prendre la mesure de ce que signifie et de ce qu’implique « être proche » entre deux instances longtemps tenues à distance : qui définit son contenu, sa forme ? quels en sont les effets ? Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre ce que fait cette nouvelle logique de la proximité aux inégalités sociales : est-ce qu’être plus proche est accessible à tous ? est-ce que cette proximité ne crée pas de nouvelles inégalités ? Une des hypothèses du livre, c’est que des inégalités de participation émergent parce que tous les parents n’ont pas les mêmes compétences à se conformer à la participation dans les formes attendues par l’école.
Quant à la formation des enseignants dans un tel contexte, elle pose la question essentielle de ce que sont devenus les préjugés dominants à l’égard des familles de milieu populaire et souvent immigré. Ils n’ont pas disparu avec l’idéologie de la proximité, et au contraire une certaine façon d’être proche leur donne une nouvelle force.
Vous notiez aussi une « professionnalisation des parents » avec une forme de « normalisation des parents ». La crise actuelle a placé de fait les parents au centre de la relation entre l’enseignant et l’élève. Étaient-ils tous préparés ?
La crise sanitaire, sous sa dimension de fermeture des écoles et de confinement des familles, a permis d’expérimenter une situation qui me paraît très révélatrice du fantasme de nos élites dirigeantes en matière de scolarisation. L’outil technologique de la connexion à distance rend possible la mise en œuvre de ce qu’aucune politique n’avait osé faire jusqu’à présent : l’école à la maison, au sens non pas d’un choix des parents, qui scolarisent à domicile, mais au sens d’une intrusion et d’une installation de la forme scolaire dans l’espace familial. Là où les devoirs à la maison réussissaient à prendre un peu d’espace et de temps, mais parfois beaucoup avec des élèves en difficulté et des parents n’étant pas en mesure de les aider, l’école à la maison version télé-enseignement a totalement envahi et conquis, au sens presqu’impérialiste du terme, l’espace familial. Les parents ne sont plus invités à être des partenaires, ils sont sommés de l’être, et sous la forme décidée par l’institution, c’est-à-dire d’être des auxiliaires de l’école… ce qui, soit dit en passant, n’est plus du partenariat, ou alors un partenariat très asymétrique. On pourrait objecter que l’enseignement à distance est une situation transitoire, et de plus exceptionnelle, justifiant des mesures exceptionnelles. Je crois au contraire qu’elle laissera des traces et qu’il est intéressant de la regarder comme une situation expérimentale de ce que nous réserve le management néo-libéral en matière de relation école-famille.
La « continuité pédagogique » mise en place par le gouvernement était-elle un choix judicieux ?
En faisant le choix d’une école « qui ne s’arrête pas » grâce à la mise en place d’un pipe-line de leçons et de devoirs, le gouvernement a clairement opté pour un modèle productiviste de l’école. Il y avait d’autres voies à tenter pour maintenir le lien entre l’élève et le savoir, tout en étant attentif à ne pas abîmer la relation intrafamiliale, et tout en étant vigilant sur la question des inégalités sociales. Mais les dirigeants ne se sont même pas donné un moment de réflexion, tant leur était acquise l’évidence de ne pas « freiner la machine ». Que les conséquences d’une telle continuité dite « pédagogique » aient été autant sous-estimées, cela en dit long de l’ethnocentrisme institutionnel, incapable de penser d’autres réalités que celle de parents télé-travaillant et compétents pour organiser l’école à la maison.
Cette incapacité à penser les dégâts de la crise sanitaire sur les familles précaires est sidérante. Comme si, l’angoisse de rapporter le virus à la maison pour les travailleurs du « front », la baisse des revenus pour ceux en chômage technique ou mis au chômage, la faim qui s’installe à la maison, étaient des réalités négligeables et sans effet sur l’engagement des parents dans l’accompagnement scolaire de leurs enfants ! Si l’égalité devant la situation de fermeture des écoles avait été au premier plan du souci politique, on aurait pu imaginer d’autres façons de préserver le rapport des élèves à l’apprentissage, en desserrant la pression scolaire, en s’éloignant du programme, en restaurant le rôle apprenant des parents dans leurs domaines de compétence, en favorisant des réseaux d’échange de savoirs entre familles. « Une société sans école » avait écrit Ivan Illich : c’était le moment de le prendre, presque, au pied de la lettre ! Si tant est que nos dirigeants aient lu Illich au-delà de la caricature habituelle…
Dans votre livre, vous évoquiez aussi le fait que le partenariat responsabilise les parents de l’échec de leurs enfants. La situation actuelle ne risque-t-elle pas d’aggraver cette responsabilisation/culpabilisation, tout particulièrement dans les milieux les moins armés ?
C’est bien l’impensé de l’aggravation des inégalités sociales dans l’enseignement à distance qui me fait dire que, à l’école comme d’autres domaines, la logique d’État a définitivement changé. L’État organise, met à disposition des ressources ; aux parents de s’en saisir et de se mobiliser, de « s’activer ». La responsabilité collective est limitée, la responsabilité individuelle, elle, est sans condition et sans fin. Peu importe qu’il n’y ait qu’un ordinateur par famille, voire aucun, peu importe que les conditions de logement ne soient pas favorables à organiser l’école à la maison, peu importe etc. : « parents, vous êtes responsables ! ».
L’école à la maison aura finalement produit deux logiques opposées : le bachotage, pour les familles familières de l’école, le décrochage, pour les familles qui sont éloignées de ses codes.
J’attends avec beaucoup d’inquiétude la réouverture annoncée des écoles. Non seulement d’un point de vue sanitaire, tant il me semble, comme à beaucoup d’entre nous, que les conditions d’une reprise qui ne se traduise pas par une réactivation de la contamination ne sont pas réunies. Mais aussi d’un point de vue attentif aux inégalités : qui nous garantit qu’une partie des enseignants ne seront pas tentés de remplir les trous dans leurs carnets de notes ? A-t-on clairement annoncé que la logique de l’évaluation, en dehors de celle, plutôt légitime, des années terminales d’un cursus scolaire, serait suspendue ? Si ce n’est pas le cas, on peut s’attendre à des « morts scolaires » en surreprésentation dans les milieux sociaux défavorisés. Une peine supplémentaire pour ceux qui ont déjà payé un lourd tribut dans cette crise sanitaire.
Dans cette période de crise, l’école a raté l’occasion de se renouveler et de contribuer à l’émergence d’un autre modèle de société, plus humain, plus convivial, donnant à chacun des moyens plus égaux de choisir sa vie. Dans le même temps, la crise a fait tomber les masques, et ceci incitera peut-être une partie des citoyens à exiger un vrai débat sur le sens de l’école. Il serait enfin temps que, comme d’autres domaines de la société, l’école soit interrogée dans sa logique productiviste !
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda