« Coworking, covoiturage, colocation : nous vivons dans un monde où le co-domine », constate Claire Augé, professeure de lettres au lycée Charlie Chaplin à Décines. Et pourquoi pas aussi à l’Ecole ? Et si on y apprenait « à vivre ensemble en écrivant ensemble » ? Pour ce faire, le pad, outil d’écriture collaborative en ligne, semble présenter un maximum de simplicité technique et de pertinence pédagogique. Claire Augé l’a par exemple utilisé pour faire écrire par ses 2ndes une nouvelle inspirée d’une photographie d’Olivier Pain où l’on voit des enfants jouer avec une brouette dans le camp de réfugiés de Calais en 2016. Dispositif mis en place, interactions entre élèves, rôles de l’enseignante, modalités de diffusion, voici des éclairages sur l’avènement d’un bel auteur collectif : la classe. Et si les modalités de travail allaient de pair avec les enjeux que l’on donne à l’enseignement du français ?
Dans quel contexte avez-vous mené ce travail d’écriture collaborative ?
J’aime mener un projet d’écriture collaborative en début d’année scolaire afin de fédérer le groupe classe autour d’un projet littéraire dont ils peuvent être fiers : cela permet de placer ainsi le texte et la littérature au cœur de la classe, comme un vecteur d’identité. J’ai mené ainsi deux projets d’écriture collaborative avec une première littéraire en septembre 2017 et avec une seconde générale en septembre 2018 : ils peuvent cependant se mener avec d’autres classes (je connais des collègues qui ont mis en place des principes similaires de projets d’écriture collaborative au collège et à l’école élémentaire), à d’autres moments de l’année. L’apprentissage de l’écriture inventive est une compétence clef des programmes de français ; la dimension collaborative permet de gagner en efficacité ; on apprend à vivre ensemble en écrivant ensemble. Avec une classe entière, il est important d’avoir accès à une salle informatique : l’écriture collaborative numérique permet de gagner en efficacité.
Comment le projet d’écriture créative est-il préparé et lancé ?
J’ai pris l’habitude de suivre un même parcours didactique lors de ces projets d’écriture : il mêle des temps d’écriture individuelle, des temps de travail collectif, coopératif et collaboratifs. L’intérêt de ces projets est d’être ambitieux quant à la qualité et la quantité mais aussi dans le temps – il ne s’agit pas de consacrer un trimestre entier à un projet démesuré ni d’écarter des pans du programme tout entier. Le premier temps est un travail d’écriture personnel ; il dure environ une heure. L’idée est de lancer les élèves dans une première écriture ; j’aime m’appuyer sur un lanceur d’écriture. Dans le cadre de la nouvelle « Les bottes jaunes », une photographie d’Olivier Pain avait été proposée aux élèves. Il s’agit d’une photographie où l’on voit des enfants jouer avec une brouette dans le camp de réfugiés de Calais en 2016. Le titre de la nouvelle est né ensuite d’une autre photographie de ce jeune photographe où l’on voit un enfant de dos avec des bottes en caoutchouc jaunes. Le second grand temps du projet est un moment collectif où les élèves échangent avec l’enseignant : des choix sont faits. Qui sont les personnages ? Que va-t-il leur arriver ? Quelles sont les intentions du texte ? Il s’agit d’un temps de discussion à visée littéraire, lors d’une séance d’environ deux heures. Le troisième grand temps est un temps d’écriture collaboratif et coopératif : chaque groupe rédige une partie différente de la nouvelle. Ici, on peut consacrer trois heures de travail et de reprise de texte. Chaque séance d’écriture s’ouvre sur la lecture intégrale de tous les bouts rédigés par chaque groupe ; ainsi tout le monde a dans la tête l’esprit du texte. Cette lecture se poursuit sur un temps d’échange : quelles sont les incohérences ? Quelles sont les bonnes idées à souligner ? Enfin, le projet se conclut sur un quatrième temps qui correspond à un polissage du texte, soit à un travail de la langue.
Les séances d’écriture elles-mêmes se font sur pad : pouvez-vous nous éclairer sur les modalités de travail ?
Les élèves écrivent systématiquement sur un pad. J’ai pris l’habitude d’utiliser framapad, facile à prendre en main et que les élèves apprécient. Nombreux sont ceux qui, d’ailleurs, après ce projet continuent de l’exploiter dans le cadre d’autres projets demandés au lycée. Si pour le temps de polissage de la nouvelle, tous les élèves sont alors connectés sur le même pad (soit 34 élèves sur une même page d’écriture collaborative), cela ne peut se faire au début. En effet, la première séance d’écriture sur Framapad est une séance framadingue : les élèves doivent trouver une manière de travailler ensemble, en se laissant la place pour s’exprimer, sans supprimer les phrases, en s’écoutant. On ne peut leur imposer un mode de fonctionnement ; celui-ci naît naturellement au sein du groupe. (Lorsqu’un groupe est plus en difficulté, l’enseignant vient particulièrement les accompagner bien sûr).
Pour chaque partie de l’histoire prise en charge par un groupe différent, je crée ainsi un pad en amont. Afin d’écrire efficacement à plusieurs, il ne faut pas être trop nombreux : quatre- cinq me semblent un nombre idéal. Cela permet d’être assez nombreux pour qu’un échange d’idée et une véritable collaboration puisse avoir lieu, et assez réduit pour que tous puissent s’exprimer librement et trouver un rôle au sein du groupe. En effet, lorsque les élèves écrivent sur les pads, force est de constater que tous ne font pas les mêmes choses : certains avancent et écrivent, d’autres posent des questions, d’autres améliorent le texte, d’autres corrigent toutes les erreurs, d’autres sont perdus et observent ce qui se déroule. On parle alors d’auteur collectif dont les élèves composent des fragments d’identité et tous déclinent plus ou moins fortement les trois grands rôles de l’auteur collectif : inventer, harmoniser le texte dans une même esthétique et choisir.
D’un point de vue matériel, il est important d’avoir un ordinateur par élève. Deux élèves par ordinateur, cela est encore possible mais moins efficace quant à la qualité des échanges et des négociations au sein du groupe.
Quel est le rôle de l’enseignante dans ce work in progress d’écritures plurielles ?
L’enseignant est alors celui qui pilote de loin, dans une certaine posture de lâcher-prise.
Ainsi, le pilotage se met en place avec précision non seulement dans l’organisation des séances, que j’évoquais plus haut, mais aussi la composition des différents groupes. Il y là un savant calcul minutieux que chaque enseignant connaît : quels sont les élèves qui peuvent travailler ensemble ? Lesquels doit-on séparer pour divers soucis ? Quel équilibre doit-on trouver entre hétérogénéité et homogénéité ? L’avantage de se lancer dans un tel projet en début d’année est que vous ne connaissez pas encore les élèves et c’est, sans crainte ou a priori, que les groupes se composent.
Il ne doit pas laisser l’impression de tirer les fils de l’imaginaire pour que les élèves aient l’impression d’écrire leur propre histoire. Bien sûr, il est important de veiller à la qualité des échanges et des choix littéraires et stylistiques des élèves lors de la discussion à visée littéraire, dans le temps collectif. Il s’agit d’inviter les élèves à se questionner sur leurs choix. Ainsi, une année, des élèves de seconde en littérature & société ont rédigé une nouvelle intitulée Romane & Juliette, réécriture de Roméo et Juliette ; afin de montrer toute la complexité de cet amour impossible, les élèves souhaitaient que l’amour homosexuel qui unit les deux héroïnes se confronte de plus à une différence culturelle, différence sociale, différence religieuse et que l’une des deux soit handicapée moteur. Il a été important d’inviter les élèves à se questionner sur l’effet de cumul des différences.
L’enseignant est celui qui accompagne les élèves dans l’écriture. Souvent pris à témoin dans des cas d’affrontement, il aide les élèves à trouver une solution, à s’écouter et à s’accorder. Il gère également les difficultés pouvant être liées au logiciel : les craintes des élèves, les peurs de tout effacer, les manipulations pour tout récupérer (rien n’est jamais perdu avec Framapad même en cas de panne informatique ou de suppression maladroite du texte). Dans cette dynamique d’écriture de groupe, il peut se pencher plus précisément sur les élèves en difficulté et les accompagner individuellement dans l’écriture, les aider à se jeter à l’eau et dans le groupe. Enfin, lors des séances d’écriture numérique, il peut superviser les différents pads depuis son ordinateur et interagir dans les différents chats pour accompagner tous les groupes dans leurs raisonnements.
De plus, il est le garant de l’unité du texte puisqu’il est le seul à avoir accès à l’ensemble des textes. Aussi, il est important qu’il procède avant chaque séance d’écriture à une bonne lecture magistrale des textes pour que les élèves l’écoutent et puissent ensuite l’améliorer justement en le développant, corrigeant ou harmonisant.
Enfin, selon les difficultés de la classe, il organisera une séance de travail de la langue pour polir le texte et le corriger. Cela peut donner lieu à des séances de différenciation où chaque groupe a une mission différente (exemples : mission accord sujet-verbe, mission conjugaison, mission ponctuation, mission accord groupe nominaux, mission orthographe/dictionnaire…)
Sur le pad, il y a aussi un espace de « chat » : quels usages en avez-vous fait ? quels vous semblent les risques et/ou les intérêts de ces échanges ?
Pour moi, ce chat est essentiel et je suis bien triste de le voir supprimer de l’ENT régional à Lyon. Bien sûr, il ne s’agit pas de lâcher les élèves sur le pad sans surveillance ni éducation : il est important de former les élèves au bon usage des échanges sur la toile et de les prévenir (Sur Framapad, le « chat » reste intégralement en mémoire et l’enseignant peut avoir accès à tout à tout moment. Autrement dit, rien ne peut être supprimé sur le « chat »).
Ces échanges numériques sont, il me semble, très importants d’un point de vue didactique : en effet, les échanges s’inscrivent par l’écrit et s’encrent ainsi : ils ne sont plus dans l’éphémère de la parole, ils sont partagés entre tous les membres du groupe. Ils permettent de tisser un lien entre les pensées oralisées des élèves et l’écrit littéraire. Il est d’ailleurs amusant de voir la différence d’écriture entre le « pad » et le « chat » : si le « pad » montre une langue soignée et littéraire, les élèves s’expriment dans leurs codes de l’écriture numérique dans le « chat » en langage T9, abréviations, etc. Enfin, ces échanges numériques permettent de maintenir un certain calme dans la classe, ce qui est nécessaire pour que chacun puisse se plonger tranquillement dans son écriture.
Quel jugement portez-vous sur le produit fini ?
Les textes sont d’une plus ou moins grande qualité littéraire, selon la classe et les différents profils. Les bottes jaunes est une excellente nouvelle, selon mon regard personnel. Aux heures impaires est beaucoup moins abouti et satisfaisant. D’ailleurs, la première classe s’est très bien entendue et a toujours avancé collaborativement par la suite dans une certaine bonne humeur ; la seconde classe a été le lieu de multiples discordes, chamailleries et disputes violentes entre les élèves.
Les nouvelles ne sont pas restées enfermées dans les classes : comment ont-elles été diffusées ? Pourquoi vous semble-t-il nécessaire de publier les travaux d’élèves ?
Si on écrit, c’est pour être lu. Ecrire pour occuper l’enseignante pendant ses soirées est peu motivant – d’autant plus si l’on devine la fatigue de l’enseignant sur ses copies. Au cœur de l’écriture, les notions de plaisir et de partage me semblent devoir figurer. Aussi, il faut avoir un lectorat en tête ou un enjeu de lecture. La classe de première L du lycée Chaplin 2017-2018 a écrit la nouvelle « Les bottes jaunes » dans le cadre d’un concours de nouvelle organisé par Le livre de poche autour du roman « Petit pays » de Gaël Faye. La classe, primée avec le troisième prix, a été la première à envoyer son texte puisque l’écriture était finie en octobre ; régulièrement au cours de l’année, un élève relançait le sujet : quand aurions-nous des nouvelles ? Est-ce qu’ils avaient leurs chances ? Est-ce que leur lectorat était touché ? … La seconde du lycée Chaplin 2018-2019 a écrit une nouvelle adaptée d’une bande-dessinée d’Eric Liberge « Aux heures impaires » : le lectorat visé était l’auteur à qui nous avons envoyé le texte.
La nouvelle « Les bottes jaunes » a été publiée sur le site du Livre de poche et figure sur le site du lycée Chaplin. Elle est accompagnée d’une photographie d’Olivier Pain qui avait servi de lanceur d’écriture.
Vous avez aussi utilisé des pads pour préparer des procès de personnages : pouvez-vous expliquer comment se mène un tel travail ?
Avec une classe de seconde, j’avais proposé en lecture cursive « Les liaisons dangereuses » de Laclos au sein d’une séquence sur la place des femmes au XVIIIème siècle. Pour accompagner cette lecture complexe, nous avons mis en place le procès de la Marquise de Merteuil par contumace. Les élèves, partagés en deux groupes – les avocats de la défense et ceux de l’accusation -, ont fait un brain-storming des différentes idées à proposer dans les plaidoyers et réquisitoires. Puis, par binôme, chaque groupe a rédigé un paragraphe argumenté. Lors du procès, tous les paragraphes ont été prononcés par un porte-parole du binôme tandis que le deuxième était dans les jurés.
Nous avons tous de fortes habitudes d’écriture individuelle, en particulier à l’Ecole : pourquoi vous semble-t-il intéressant de développer aussi des pratiques d’écriture collaborative ?
Nous avons de fortes habitudes d’écriture individuelle comme nous avons des habitudes de lecture individuelle : cependant, nous ne sommes plus de la même génération que nos élèves. Nos élèves, nés au XXIème siècle, sont nés dans un monde numérique où tout est collaboratif : Milad Doueihi le montre bien dans son essai « Pour un humanisme numérique ». Sur Wikipédia, le texte prime et la figure d’auteur a disparu par exemple. Nous vivons dans un monde où le co-domine : coworking, covoiturage, colocation, etc. Nos élèves lisent et écrivent sur des réseaux sociaux ; ils lisent en ligne – on voit le phénomène des chroniques facebookiennes ou des sites comme Wattpad ; ils écrivent en ligne collaborativement des fanfictions. Néanmoins, ce n’est pas parce qu’ils font, qu’ils savent faire et il est important de leur enseigner les codes de ces lecture et écriture. Ecrire collaborativement me semble également fondamental pour questionner la notion du vivre ensemble et développer l’EMC au-delà des heures attribuées à ces notions.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
La nouvelle collective des élèves« Les bottes jaunes »
La nouvelle collective des élèves « Les heures impaires »
Sur le site Lettres de l’académie de Lyon