Peut-on apprendre à mieux écrire grâce à l’intelligence artificielle ? Trois professeurs de français ont tenté l’aventure du « bot » pour faire travailler et interagir leurs élèves autour des conjugaisons. Les élèves proposent des verbes à conjuguer pour constituer une base de données. Le programme génère ensuite de multiples combinaisons pour des milliers d’exercices différents, publiés de manière aléatoire sur le réseau Twitter, et autant de possibles défis à relever. Le « bot » paraît plus stimulant que les exercices mécaniques d’antan : « Les élèves sont actifs dans la conception du bot et des révisions. Ils s’approprient les dispositifs (matchs, bot) pour s’entraîner et réviser. » Éclairages conjoints de Grégory Devin dans le Cotentin, Cyril Mistrorigo en Corrèze et Lionel Vighier dans les Yvelines …
Pouvez-vous expliquer ce qu’est un « bot » ?
Un bot est un programme automatique et automatisé, qui peut entrer en relation avec le réel (utilisateurs ou espaces réels) au profit de l’utilisateur. Dans le cas présent, il s’agit de générer aléatoirement des fragments de textes, pour former à chaque fois un nouvel ensemble, sans que le concepteur ou la conceptrice intervienne. Dans le domaine lexical, le bot est donc un nouvel avatar de ce qu’on appelle généralement la littérature combinatoire, et dont l’exemple le plus célèbre en France est sans doute l’ouvrage de Raymond Queneau, Cent Mille Milliards de Poèmes. Comme c’est le cas dans beaucoup de domaines aujourd’hui, le numérique a permis de démocratiser et de simplifier cette pratique.
Vous avez lancé un projet de bot pour travailler plus particulièrement sur les conjugaisons : sur le plan pédagogique, en quoi consiste le travail mené avec les élèves ?
Tout est parti des matchs de conjugaison que Grégory Devin organise dans ses classes : une manière ludique de réviser ses temps, dans un esprit d’émulation mais jamais de concurrence. Les élèves s’affrontent en binômes à partir des propositions de la classe, sachant qu’ils/elles prennent intégralement en charge la gestion de l’oral. Nous avons décidé d’élargir ces matchs de conjugaison, d’abord en les pratiquant dans d’autres classes, puis en organisant des matchs de conjugaisons inter-collèges, par visioconférence. Les élèves se prêtent au jeu, révisent leurs verbes en autonomie, et même transposent le principe des matchs dans d’autres disciplines. Ils semblent avoir compris à quel point l’interaction, la gestion de l’erreur et la répétition facilitent la mémorisation et l’apprentissage à long terme.
Sur le plan technique, par qui et comment le bot est-il réalisé ? Est-ce difficile ?
La liste des verbes est conçue par les élèves. Comme il s’agit de réviser les temps de l’indicatif (au terme d’une progression de septembre à janvier), nous avons demandé à chacun de dresser une liste d’une dizaine de verbes, en demandant de varier les sujets, les groupes et les temps. Bien sûr, nous demandons aux élèves de fournir aussi la correction. Chaque élève saisit ensuite ses dix verbes dans un tableur, ce qui constitue la base de données du bot mais également de futurs exercices de conjugaison.
La base de données créée collectivement est très conséquente, mais précisément, l’intérêt du bot est qu’il permet de générer de multiples combinaisons, débouchant sur plusieurs milliers d’exercices différents, publiés de manière aléatoire.
Le bot a été ensuite créé par Grégory Devin. Il s’agit dans un premier temps de saisir toutes les occurrences dans un logiciel en ligne (ici « Bright Spiral Tracery ») et d’indiquer la forme syntaxique que l’on souhaite voir prendre à la phrase finale. Ensuite on y associe un compte Twitter dédié, par l’intermédiaire de « Cheap Bot Done Quick ». Il existe de multiples manières de créer un bot, mais celle-ci est l’une des plus simples. Toutes les heures, le bot publie un défi de conjugaison.
Quels vous semblent les intérêts pour les élèves d’un tel dispositif de travail ?
Les élèves sont actifs dans la conception du bot et des révisions. Ils s’approprient les dispositifs (matchs, bot) pour s’entraîner et réviser. Un des intérêts des matchs, comme du bot, c’est la révision expresse et régulière. Il nous arrive ainsi de projeter les dernières publications du bot et, collectivement ou par groupes, de relever les défis proposés. Ensuite, les réponses – voire les erreurs – de chacun sont analysées, discutées : se développe dans le dialogue le discours métalinguistique d’analyse des formes verbales et un regard réflexif sur l’observation des consignes. En outre, le bot étant en ligne, les élèves ne conçoivent pas cette activité comme uniquement circonscrite à l’heure du cours, mais peuvent la pratiquer chez eux, en permanence, en vacances…
De manière générale, par-delà le thème retenu des conjugaisons, quels plaisirs et quels profits des littéraires comme nous peuvent-ils tirer d’un bot ?
De nombreux bots littéraires ont vu le jour. Le compte twitter @CercleBoteursFR en recense plusieurs dizaines, oeuvres de particuliers, férus de jeux avec les mots. Mais avant les bots, en 2017 et 2018, lors du Printemps des poètes, des 4èmes du collège Pablo Picasso avaient déjà expérimenté la création aléatoire de poèmes, à l’occasion d’un travail croisant le français et les mathématiques. Notre collègue de français Joanna Marques, de l’académie de Créteil, a quant à elle créé un bot dédié à Apollinaire avec ses élèves : une façon riche d’entrer dans l’œuvre du poète, d’analyser son style, le vocabulaire récurrent, la façon de construire les vers… Pour ensuite se livrer à un exercice d’imitation à travers le bot.
Comme on le voit à travers ce projet, la dynamique du Réseau des lettres continue : pouvez-vous donner d’autres exemples des activités collaboratives que vous avez mises en place ou que vous projetez durant cette année 2018-2019 ?
Pour citer quelques exemples : au début de l’année scolaire, en troisième, les élèves ont mené un travail autour de l’identité collective (thématique “se raconter, se représenter”) en découvrant les différentes classes du réseau, et en réfléchissant à ce qu’ils/elles partagent en tant que collégiens français aujourd’hui (on peut suivre leurs échanges à travers le hashtag #AllThatWeShare sur Twitter).
Toujours en troisième, nous avons reconduit le travail sur documents collaboratifs, au cours duquel les élèves partagent leur lecture cursive d’une œuvre autobiographique, parmi plusieurs livres au choix, en cours ou chez eux. Ce type de dispositif donne lieu à des soirées de lecture/écriture/débat très riches, qui leur permettent de préparer efficacement l’évaluation de leur compréhension/interprétation des œuvres.
Nous avons également fait participer nos classes au projet commémoratif #ApollinR18, initié par les académies de Nice, Toulouse, Aix-Marseille et Montpellier : il s’agissait de proposer à la publication une oeuvre personnelle mêlant la poésie des élèves et celle d’Apollinaire..
En cinquième, en plus des matchs de conjugaison à distance, nous avons partagé nos découvertes autour de trois pièces de Molière : Les Fourberies de Scapin, l’Avare et le Bourgeois Gentilhomme, selon trois axes de travail : expliquer, représenter, conseiller. Les élèves travaillaient donc « pour » leurs camarades d’autres académies en expliquant les enjeux dramatiques des pièces (cartes mentales des relations entre personnages, par exemple), en jouant des extraits et en donnant des conseils de mise en scène, sous forme de capsules vidéos.
Enfin, en troisième, nous projetons comme l’année dernière de faire écrire aux élèves des portraits satiriques contemporains à plusieurs mains, sur le modèle de La Bruyère.
Avec toujours le même engagement, chez les élèves et chez les enseignants ?
Chez les enseignants c’est très riche et formateur, d’autant plus que les échanges dépassent largement le « trio » de départ du Réseau des Lettres, avec une dizaine de collègues qui travaillent régulièrement avec nous. Cela crée un réseau officieux de formation et d’échanges.
Chez les élèves, on constate également un fort engagement, un enthousiasme de travailler avec des élèves d’un autre collège, mais aussi et surtout de travailler en projets collectifs. Les murs de la classe sont repoussés : pour les enseignants comme pour les élèves, cet « ailleurs » et cette altérité deviennent un des horizons du cours de lettres, comme il l’est à l’occasion de la lecture d’un roman, par exemple. On travaille avec d’autres, on s’adresse à d’autres, et on se retrouve finalement avec plusieurs professeurs. Entraide, collaboration, mais aussi ouverture.
La dimension humaine du réseau des lettres est une « donnée » difficilement quantifiable et non évaluable dans des grilles de compétences (scolaires ou professionnelles). Et pourtant, elle reste fondamentale dans notre manière d’envisager le cours comme un réseau d’échanges et dans notre volonté de donner à nos élèves les capacités de s’ouvrir et de créer du lien.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Création aléatoire de poèmes par des 4èmes du collège Picasso